voodoo in your blood ▬ Salem

Cela faisait maintenant des mois que Kandar avait quitter les terres paisibles des prairies, ces terres qu’elle considérait comme sa maison, là où se trouvait sa famille maintenant agrandie d’une petite fille. Sa fille. Pour laquelle la conteuse avait déjà des projets. Pour l’heure, le nourrisson était encore trop jeune pour être mener sur les routes, mais dans quelques années, Kandar la prendrait avec elle, l’arrachant à la tranquillité des prairies pour que l’esprit de l’enfant s’ouvre la grandeur du monde. Elle ferait de sa fille une conteuse, comme sa mère l’avait fait d’elle, bien des années auparavant. En attendant, Kandar avait repris son rôle, parcourant les terres qui avaient rejoint la coalition encore jeune de Lexa, Heda depuis deux ans maintenant. Elle avait décidé de se rendre jusqu’au clan des demodrakhos. Cependant, pour éviter les terres arides jusque Niddhog, elle avait emprunté les routes qui l’éloignaient dans un premier temps des clans bien connus. Les terres de l’ouest. Un paysage qu’elle ne connaissait pas assez. Mais elle parlait la langue et cela était un moyen de sécurité suffisant. D’autant plus qu’elle n’était pas assez en chair pour intéresser les dévoreurs de chairs qui existaient dans les environs.

Comment aurait-elle pu ignorer les mots qui se disaient sur le centre du continent ? En tant que conteuse, Kandar raffolait de ces récits et elle n’avait pas de raison de craindre une attaque particulière. Même parmi les douzes clans, elle n’était pas parfaitement en sécurité. Ainsi allait la vie et son cycle inratable. Cela faisait donc quelques jours qu’elle parcourait ces terres, jusqu’à décider de s’arrêter dans un petit village qui, s’il ne payait pas de mine, était relativement actif et possédait quelques vivres dont elle aurait bien besoin. Kandar ne mangeait pas beaucoup, habituée aux longues heures de marche, au soleil qui lui dorait la peau, à se nourrir de quelques noix et autres fruits secs. Mais elle ne raterait pas une occasion de profiter d’un bon repas. Elle échangea quelques histoires et quand elle sortit pour se balader au milieu de la nuit, le mot courrait déjà qu’un raconteur d’histoire était dans le village.

Kandar finissait d’échanger avec celui qui était en charge, un homme qui parlait peu et qui ne possédait que huit doigts, poursuivi par trois enfants qui étaient une partie des siens, qu’elle trouva un peu de calme, observant les étoiles et se remémorant les histoires qu’elle avait apprise, travaillant sa mémoire. Quand un mouvement furtif attrapa son attention et qu’elle baissa les yeux, trouvant la présence d’une boule de poils brune. Elle présenta sa main au curieux animal et après qu’il l’ait senti, elle le vit partir un peu plus loin, vers une nouvelle figure qui venait d’apparaitre. Une femme, presque aussi chétive qu’elle, mais qui ne l’était probablement pas. « Il est à toi ? Je n’en ai jamais vu auparavant. » Son ton était calme, doux, la langue de l’ouest sûre dans sa bouche, alors qu’elle observait la familiarité de la curieuse bête, avant de reporter son attention sur le maitre.

Salem s’était arrêtée depuis quelques jours dans un petit village du Sud qui leur avait offert l’hospitalité dont ils avaient besoin après la longue marche qu’ils avaient fait. Lucifer était bientôt prêt, les voix en elle étaient fières de lui.  Etaient fières d’elle aussi. Ah si seulement, Elle avait pu être la, elle aurait vu ce que sa jeune apprentie était devenue. Mais elle ne le verrait jamais, car les barbares comme elle, comme le reste des peuples du Centre, des peuples de l’Ouest, étaient cruels, et que parfois les dieux ne répondaient pas aux prièees. Alors Salem était seule à être fière, et elle ne pouvait le montrer à personne, car elle ne faisait confiance à personne d’autre que Lucifer et un peu à l’autre Lucifer aussi. Fluffy. Il ne voulait pas s’appeler Fluffy. Il assumerait.  Et si elle était seule à être fière est ce que c’était vraiment de la fierté ? Ça n’avait pas d’interet au final. Tout ça.

Ses pensées l’habitaient à chaque pas qu’elle faisait, et alors qu’elle sortait profiter des étoiles, pour tracer de nouvelles constellations dans le livre de sa tête, elle fit un signe de tête à Lucifer qui mangeait, et entraina l’autre avec elle. Sa longue queue et sa fourrure noire faisaient parfois frémir dans les clans où elle passait, mais l’animal était prompt à éviter les caresses autres que les siennes et celles de leur enfant. Et les gens apprenaient à ne pas le toucher.  

C’est bien ce qui failli arriver ce soir, quand une femme tendit la main vers lui, tandis que Salem se rapprochait presque furtivement. Elle était belle. Elle semblait un peu frêle, comme si le vent lui même aurait pu l’envoler, et elle n’avait pas forcément peur. Points positifs ? Etait elle la conteuse dont elle avait entendu parler plus tot ? Etait-ce la qu’était contenu le savoir, dans une simple silouhette que la lune n’éclairait que peu. «  Il est à toi ? Je n’en ai jamais vu auparavant. » Elle parlait la langue de ce coin du monde, et son ton était doux. Presque. Suffisament pour que la sauvage – elle n’était pas sauvage, elle était plus cultivée que la plupart de ses pairs. Non, ils n’étaient pas ses pairs. – se rapproche d’elle, suivie par le jaguarondi,  marchant entre ses pieds. «  C’est Lucifer. »  Sa voix était plus grave, et ses pas dénotaient d’une démarche hectique. Mais la femme l’interessait, et Salem dénuée de ses peintures de guerre autour des yeux, exhibant simplement piercings, tatouages et cicatrices sur des vêtements déchirés, se rapprocha encore. «  Il n’y’en a plus beaucoup des comme lui dans ce monde. »  Un silence de quelques instants. «  Tu es la conteuse ? »

Il y avait un charme primitif chez ceux de l’est. Une brutalité dans les traits, leur démarche, leur approche, qui plaisait à Kandar, qui en effrayait d’autre. Elle qui possédait naturellement la fascination pour le genre humain et leurs faits, ne pouvait que les trouver intriguant et plein d’une richesse dont elle ignorait de nombreuses choses. Ce qui était rare pour la conteuse, puisqu’elle était habituée à retracer les histoires des douze clans. Elle la vivait, l’avait capturée dans sa mémoire, dans son corps. C’était ce que représentait ce tatouage d’une bouche stylisée à la base de son cou. C’était ce qui attirait les autres et qui facilitait le dialogue avec de parfaits étrangers. Elle les attirait, non pas pour l’individu qu’elle était mais pour le rôle qui l’incarnait, entière. Comme la jeune femme qui s’approchait, qui devait avoir son âge, bâtie par un style de vie que Kandar n’aurait certainement pas supporté. Soit. Elle ne les enviait pas. C’était autre chose, qu’elle sentait s’insinuer le long de sa colonne vertébrale, alors que son regard sombre suivait les pas de l’étrange animal. « C’est Lucifer. » Elle eut un sourire qui brilla avec la reconnaissance que le nom évoquait. Il pouvait définitivement avoir les airs de ces démons qui habitaient les enfers. « Il n’y’en a plus beaucoup des comme lui dans ce monde. » Elle acquiesça lentement, Kandar, montrant qu’elle écoutait attentivement, ne rajouta rien pour autant, abandonnant la silhouette du félin pour s’intéresser à une tout aussi féline.

« Tu es la conteuse ? » Kandar fit courir ses doigts sur la pierre où elle s’était installée, laissant un mince sourire courir sur ses lèvres. « Oui » Elle tendit le cou, montrant son unique tatouage. « Je m’appelle Kandar. » Les gens retenaient rarement son nom. C’était la preuve que son statut était plus important que tout. Elle était un medium, entre le passé et le présent. Ses contes étaient retenus, et c’était le plus important, tout ce qu’elle désirait. (Même s’il était possible qu’elle désire autre chose ce soir). « Et toi ? Qui es-tu ? » Kandar, elle les retenait tous, ou presque, les noms qu’elle rencontrait, les éclats de vie qu’elle capturait, sans réellement les connaitre. C’était ainsi. Un échange à sens unique, même si elle mourrait d’envie de découvrir ceux qui se trouvaient devant elle. Peut-être demanderait-elle à l’inconnu où elle avait rencontré Lucifer, si c’était en enfer, ou quelque part dans cette chute sur terre. Peut-être lui demanderait-elle d’autres choses. Sur sa vie, ici, ces coutumes, ce village. Et elle n’interrogerait pas les tatouages, ni les piercings, apparat et traces ouvertes sur la peau de l’autre. « Tu peux t’asseoir, si tu le désires. » Elle aurait presque dit je ne mords pas mais dans des terres réputées par leur mangeur de chair, il y avait des tournures d’esprit qu’elle ne ferait pas.

«  Oui » C’était simple, et Salem fit encore quelques pas pour que la lune éclaire d’avantage le tatouage en forme de bouche que montrait la jeune brune. Elle était si fine, elle aurait pu la croquer ou la transpercer, qu’elle n’aurait jamais été comblée. Ou peut être que son sang coulait limpide, elle aurait pu en dresser des portraits sur les murs de ces grottes. Mais voilà. Elle était d’avantage intéressée par la culture qui coulait des mots qui viendraient, que par le liquide vital dans les veines de la brune.  «  Je m’appelle Kandar. » elle hocha la tête. «  Kandar. »  Elle le répéta, presque religieusement, dans le but peut être d’essayer de s’en rappeler. Mais elle ne se rappelait jamais bien des noms. Le sien. Lucifer. Celui de l’Autre qui hantait ses yeux la nuit. Ses dieux aussi.  Elle essayerait. Si la fille était exceptionnelle. Si ses contes lui noyait l’esprit et l’apaisait, peut être que son nom resterait sur ses lèvres.

«  Et toi ? Qui es-tu ? » La question était la, et Salem haussa les épaules. L’evocation de personne lui brula presque les lèvres. Elle ne le dit pas.  C’aurait été un mensonge, alors elle fixa longtemps Kandar, avant de parler à nouveau. «  Salem. »   Elle aurait pu en répondre d’autres. Je suis folle. Je suis l’élue. Je suis le moyen qu’ont trouvés les dieux pour s’exprimer sur Terre.  Mais elle était Salem, et c’était un nom qui lui allait à ravir. «  Je ne vis pas ici. »  Elle ne savait même pas pourquoi elle l’avait rajouté. C’était sorti, comme si c’était naturel.  C’était étrange cette envie de parler, sans agresser. Parce que la femme était la culture du monde, et qu’elle avait toujours bu les paroles de ceux qui savaient. Personne dans sa tête n’était contre cette soudaine envie de d’avantage.

«  Tu peux t’asseoir, si tu le désires. » Juste quelques mots. Mais une gentillesse latente, qui fit quelque chose. Elle franchit la distance encore de quelques pas, et fixa la femme de ses grands yeux, se dressant face à elle, avant de se laisser tomber sur la pierre, assise à ses cotés.  Du sang – ce n’était pas le sien – luisait encore sur son bras gauche, et au bout des doigts de la même main. Ses yeux étaient rivés sur toute la silouhette, comme si elle appréciait, comme si elle jaugeait un repas. Ce n’était pas le cas. Elle ne savait pas regarder avec gentillesse. Elle ne savait pas vraiment regarder a vrai dire. Elle siffla. Lucifer vint se coucher à ses pieds. «  Viens tu ici, pour chercher des histoires ? »  Et elle ne savait pas comment le demander.

C’était un timing particulier, qu’elle remarquait souvent, ici, à l’ouest. Attends quelques secondes de plus pour une réponse. Elle comprenait, Kandar. Elle était l’étrangère et toutes ces secondes passées dans un silence presque religieux lui permettait de mieux admirer les occupants, mieux admirés la femme qui se dressait devant elle, qui devait avoir la mort dans ses veines tandis que Kandar n’était faite que de savoir. « Salem. » Elle voulut répondre, mais il y avait encore des mots sur les lèvres de la noiraude faite de muscles fins. Ainsi, elle attendit un peu plus longtemps, patiente, tandis que ses doigts continuaient de courir sur la callosité de la pierre. « Je ne vis pas ici. » Elle acquiesça, lentement, tranquillement. « C’est un plaisir de te rencontrer. » Et surement, ça l’était. « Salem qui ne vient pas d’ici. » le dialecte roula, précis et taquin, ce léger accent dont elle n’arrivait pas à se défaire. La langue était compliquée, car elle ne la pratiquait pas assez. Et les intonations des prairies étaient encore trop familières sous ses dents. Kandar y travaillait, à son aise, assidue et appliquée. En discutant avec les gens, ouvrant le dialogue, l’offrant. Ce qu’elle fit. Et sans aucun signe d’impatience, elle soutint le regard de cette fille étrange, penchant la tête sur le côté, après une accalmie de mots. Sans presser, juste là, présence sereine, dans ces terres qui n’étaient pas les siennes.

Finalement, il y eut un mouvement chez Salem et la jeune femme s’installer à ses côtes. Le sourire fut presque discret, mouvant tout juste ses fossettes, illuminant brièvement le coin de son regard. Et elle observa l’animal se reposer aux pieds de son maitre, reconnaissant le dressage, l’accoutumance à l’homme. « Viens tu ici, pour chercher des histoires ? » Kandar secoua simplement la tête, ne cherchant pas le mensonge, car il lui était interdit. « Je me dirige vers le sud. » Explique-t-elle, alors qu’elle remontant ses jambes, les enroulant de ses bras et posant sa tête sur ses genoux, détaillant sans une once d’hésitation la femme qui était à ses côtés. Elle observa les traits du visage de Salem, s’arrêta sur quelques piercings en particulier, remarqua le sang sur sa peau. C’était une fille brouillon, brute, forte. Ca lui plaisait à Kandar. Elle ne dit rien, malgré ses yeux sombres posés sur l’inconnue. « Je vais là où les dragons sont rois. » Les Demodrakhos. Où leur nom si poétique sur ces terres. Devrait-elle en parler à Feyn quand elle la retrouverait ? Cela charmerait certainement le chef de clan.

& Kandar ne raterait pas l’opportunité, alors que sa curiosité était piquée, dévorée. « Mais j’apprécie les histoires de vos terres. » Sa réponse roula, paisible. « En aurais-tu une pour moi ? »

« C’est un plaisir de te rencontrer. Salem qui ne vient pas d’ici. » Elle la fixa des instants, pencha la tête sur le coté, comme l’aurait fait un animal. Elle ne savait pas si la fille se moquait d’elle, ou si la femme la taquinait pour le plaisir. Elle avait entendu des humains le faire parfois. Pas chez les barbares. Ils étaient brutaux, ne connaissaient des mots que les bienfaits des armes. Elle ne les aimait pas. – Elle n’aimait personne. Elle ne s’aimait même pas - Ils n’aimaient pas les mots. Le langage. Les histoires. Elle, elle aimait tout ça. Elle aimait le passé, et elle aimait la violence aussi. Les deux n’étaient pas incompatibles. Les deux s’alliaient dans son sang et dans sa vie. Elle fronça les sourcils. Et puis elle s’assit.

Sa main glissa vers Lucifer, lui caressant le front, effleurant ses oreilles rondes tandis qu’elle tentait de se concentrer sur la forme à ses cotés. C’était fin et délicat. Quelque chose qu’il ne faudrait jamais lui confier. Elle cassait ce qui était fragile. Elle ne faisait pas exprès. C’était ainsi. Elle ne faisait pas attention. La tête se pencha sur le coté à nouveau. Fascinée. Curieuse. « Je me dirige vers le sud. » La mer. Les flots. Les terres arides. Les images glissèrent derrière les yeux assombris par la nuit. Et tandis que la fille bougeait, Salem détaillait ses gestes, essayant de mimiquer la façon dont elle récupérait ses jambes pour les coincer entre les bras. Ca dura un instant, ça n’était pas pratique comme position, ses jambes retombèrent, brouillon même dans sa façon de s’asseoir, dans sa façon de vivre. « Je vais là où les dragons sont rois. » Ses yeux se froncèrent, elle hocha la tête. « Demodrakhos. Le clan dans les terres dangereuses. » Elle avait apprit un peu sur les gens de l’Est. Parfois elle aurait aimé les rejoindre. Et puis les voix revenaient, toujours plus fortes, toujours différentes. Elle devait rester ici. Elle devait former Lucifer. Elle devait prendre ces zones qui leur appartiendraient, et continuer à sacrifier pour eux. C’était ainsi. Et sa prononciation de la langue de l’Est était probablement à couper au couteau. Expression adaptée.

Son regard ne quitta pas Kandar. « Mais j’apprécie les histoires de vos terres. En aurais-tu une pour moi ? » ses pupilles se dilatèrent un peu. Son front se crispa, elle passa la main dans ses cheveux, l’arrière de sa nuque. « Je ne sais pas. » Elle tira machinalement sur un de ses piercings. Doucement. Et elle passa la main sur son front. Ses mains bougeaient beaucoup, comme si elle avait du mal à se tenir en place. « Je prefère qu’on me les raconte. » C’était presque une voix timide. Presque. Lucifer releva la tête et les fixa quelques instants. « D’où viens tu ? » Et peut être, qu’elle lui conterait des choses. Peut être qu’avec ses mots maladroits elle lui dirait la vie de Lucifer ou la sienne. Ou bien celle des gens qu’elle croisait dont elle oubliait les noms. Peut être. Tout dépendrait de l’humeur. De la conversation. De toutes ces choses la. « Me conterais-tu des choses toi ? »

Il y avait ces moments rares, précieux. De la recognition. D’une idée qui en éveille une autre et qui appelle un souvenir. Un savoir. Kandar, elle avait appris à le lire chez les autres et elle le lu chez Salem, quand elle évoqua le clan des Demodrakhos. Alors, son regard s’assombrit un peu plus, tandis qu’elle obtenait la confirmation qu’elle n’aurait pas espéré avoir. « Le clan dans les terres dangereuses. » Le nom en trigedasleng frappa ses oreilles, et même s’il fut brut, il resta familier et dans sa mémoire se dessinait les paysages de ces terres qu’elle avait déjà visité et qu’elle visiterait encore. « C’est ça. » Sa langue, la langue de Polis, avant manqué de lui échapper, mais il y avait une catégorie d’erreurs qu’elle ne commettait pas. L’ouest resta sur son palais et le dialecte garda sa cadence, calme et posée. « Il y a d’autres terres dangereuses, tu ne penses pas ? » Kandar, elle en avait vu assez, pour savoir celles qu’elle devait éviter, reconnaitre les pièges quand ils se dressaient devant elle et fuir avant que le chaos ne la rattrape. Elle était fragile, malingre. Elle avait connu la mort de ceux qui lui avaient cherché du mal, dans des terres plus éloignées que celles du centre, ou qu’en demodrakhos. Ici, il n’y avait qu’une impression que le ciel n’en finissait jamais, et qu’il continuait de dévorer la terre après l’horizon. Ici, il n’y avait que des étoiles à perte de vue et une femme aux tatouages qui n’en finissaient pas, disparaissant sur des éclats de peau que Kandar ne voyait pas. Qu’elle imaginait sans mal.

Sa contemplation, pourtant, ne s’attarderait pas sur du fictif – qui était presque à portée de doigt- et resterait fixée sur la gestuelle saccadée de Salem. Kandar ne suivait pas un geste précis et gardait son attention captée sur le visage de l’inconnue venue d’ailleurs, notant l’agitation des traits et le flou que ses bras dessinaient. « Je ne sais pas. Je prefère qu’on me les raconte. » Ses lèvres se plissèrent en une moue déçue, mais il n’y eut aucune verbalisation de sa déception. Car le sujet revenait vers Kandar et que s’il y avait une chose qu’elle aimait encore plus qu’apprendre, c’était apprendre aux autres. « D’où viens tu ? Me conterais-tu des choses toi ? » Elle bougea un peu sa tête qui était toujours sur ses genoux, acceptant sans un mot, alors que tout chez elle restait en suspens, boule d’histoires et de légendes qu’elle était prête à libérer suite à la simple demande. Kandar n’imposait aucun pouvoir sur ce qu’elle possédait, sur ce rôle qu’elle incarnait. Elle était là pour le peuple, resterait au service du peuple. Ce soir, resterait au service de Salem.

« Je viens de la terre des hedas, d’une ville sans pareille qui garde les ruines de notre passé oublié.[ » C’était presque ironique, venant des bouches d’une conteuse, mais de ses lèvres ne s’échappait que l’affection profonde qu’elle avait pour Polis. Bien que cela fasse plus d’un an qu’elle ne s’y était pas rendue. Le début de la coalition, Kandar l’avait à peine vue, mais elle en avait tellement entendu parler. Après son passage au Demodrakhos, elle remonterait les clans aux côtes, avant d’arriver jusqu’au Trikru et de saluer les exploits de Heda… Cela lui prendrait des semaines, quelques mois. « Les clans de ses terres commencent à s’unir entre eux, fatigués des guerres et du sang. » La conteuse savait où elle se trouvait et à ses mots, ne prit aucune fierté, exposant un fait, un évènement. Kandar ne prendrait pas le risque de choisir quel style de vie était le meilleure, alors que son regard tombait à nouveau sur la main rouge qui était proche de son corps.

Quand Salem parla des Demodrakhos en utilisant leur nom, le visage de la femme changea quelque peu, comme si ses yeux se nimbaient d’une drôle d’émotion. La Barbare fronça les sourcils, et laissa filer. Ce n’était pas sa place d’enqueter sur les autres. Elle voulait savoir, elle ne savait pas toujours comment demander. Et elle était déjà assez étrangement vue pour en rajouter peut être ? Non, elle se fichait de ça. « Il y’a d’autres terres dangereuses, tu ne penses pas ? » La tête se hocha. Elle craignait les terres des dragons, mais elle craignait aussi nombre de terre, car tout était dangereux. « Toutes les terres le sont. Ici le danger rode. » Et son village natal était mort, elle ne savait plus trop. Peut être qu’elle les avait tué. Les voix. Toujours elles lui intimaient de ne pas en parler. « Tout est danger. Tu le sais aussi bien que moi. » Elle le supposait. Elle en était presque sure. La mort était à tous les croisements, et pour une conteuse elle l’était encore plus. Car même si certains avaient le respect du passé et du présent, il y’avait toujours des barbares sanguinaires qui voulaient leur dose de sang ou de viande. Salem parfois. Mais pas sur les conteurs. Les faibles y passaient parfois. Mais pas les tenants du savoir. Il y’avait des limites à ne pas franchir. C’était ainsi.

Ses gestes continuaient, toujours un peu frénétique. Les voix ne parlaient plus, et la tête de la femme, sur ses propres genoux la fascinait. Ses cheveux étaient beaux. Noirs comme les siens. Elle aurait voulu les toucher, mais on ne touchait pas les gens, c’était quelque chose qu’elle avait appris. Elle touchait les Lucifer. Elle avait la permission parce qu’ils lui appartenaient. Elle ne touchait après eux, que ce qu’elle tuait. Pas d’avantage. Pas moins. Elle ne touchait que ce qu’elle possédait en somme. Ce n’était pas le sujet. Elle fixa quand même et attendit les mots. Ils étaient doux comme une histoire, et en étaient peut être le début. C’était beau. Fasicnant. « Je viens de la terre des hedas, d’une ville sans pareille qui garde les ruines de notre passé oublié. » Ca lui faisait envie, et un jour peut être verrait elle cette ville ? Un jour peut être découvrirait elle d’avantage du monde. Ce n’était pas maintenant. Ca ne viendrait pas encore. « Les clans de ces terres commencent à s’unir entre eux, fatigués des guerres et du sang. » Une mèche rebelle tomba devant ses yeux, comme un enfant elle la repoussa avec un air presque boudeur, et le regard devint captivé, tandis que sa main retombait sur la pierre entre elles deux. Elle s’était mit du sang sur le front, ne s’en était pas rendu compte. Ca ne la touchait pas. « Les guerres peuvent elles cesser ? » elle ne jugeait pas ici. Ce n’était que de la curiosité. Une sincère envie d’en savoir d’avantage sur le monde et la femme à coté d’elle. « Tu n’es pas comme les gens d’ici. » C’était sorti tout seul. La femme y avait répondu plus tot en parlant de la terre d’où elle venait. Mais elle devait l’affirmer. Elle était pure. Comme nimbée dans une aura plus claire. Ça lui plaisait à Salem, c’était comme une flamme sur la quelle elle aurait pu se bruler. « Ceux du Nord et du Froid s’allient ils eux aussi, dans cette envie de terminer les guerres ? » Les azgedas. Elle les haïssait, sans qu’elle ne puisse vraiment se l’expliquer. Et c’était quelque chose qu’elle voulait savoir. Plus tard peut être, parlerait elle à la femme du sang noir. Mais il faudrait qu’elle trouve des choses à lui offrir. Des morceaux de sa vie peut être. « Qu’aimerais tu savoir ? » Ça aussi c’était brouillon. La proposition était la cependant. Elle offrait pour avoir en retour. C’était civilisé.

C’était une femme étrange, brute, brouillon, que Kandar avait trouvé – ou qui avait trouvé Kandar – et la discussion prenait un tournant intéressant. C’était un échange qui lui plaisait, avec une femme qui lui plaisait. Ce n’était pas qu’un récit qui s’échangeait, mais bien une réelle conversation, avec des opinions échangées. C’était tout aussi bien qu’une histoire, tout aussi bon, car Kandar obtenait des informations tant désirées. « Ici le danger rode. » Elle l’affirma d’un mouvement de tête, la conteuse. Le danger était partout, ici, il avait juste une autre odeur, une autre forme. Il se dissimulait moins, mais était tout aussi vicieux. « Tout est danger. Tu le sais aussi bien que moi. » Le coin des yeux de la fille de Polis se plissèrent légèrement en une mimique appréciative de ces propos. Elle ne tromperait pas Salem la sorcière. Oui. Ce n’était pas parce que son corps était faible qu’elle ne connaissait rien. Au contraire. La dureté du monde s’était inscrit sur celui-ci et elle avait arrêté de regarder les cicatrices et les vergetures qui la recouvraient. Kandar était faible, mais elle ne l’était pas. Elle avait le savoir, elle avait la foi.

D’autres l’avaient, cette foi, et elle conta les exploits de Heda. Elle revoyait la fille amoureuse, dans ses souvenirs, le nightblood en formation, l’espoir dans les yeux. Mais rien ne se jouait sous les paupières de Kandar, alors qu’elle échangeait son regard avec celui de Salem et que dans la gestuelle folle, elle voyait le centre de la tempête. Le nœud qui se nouait à elle, à ses propos. C’était stratégique, de parler de la fin des guerres à l’est. Elle nourrissait sa curiosité ainsi, par un moyen détourné. Kandar voulait la réaction de Salem, elle l’obtint. « Les guerres peuvent-elles cesser ? » Le fil de ses lèvres se tordit en une moue, plissée vers le bas. « Je ne connais pas demain. » Ce dialecte, encore. Ce dialecte, toujours. La sincérité était là, la vérité aussi. C’était son rôle. Ne pas juger. Seulement rapporter les évènements. « Mais je pourrais te donner le nom de centaines de guerres qui ont eu lieu dans le passé. » Ses épaules roulèrent, étirant les muscles fatigués de la longue journée. Et de cette boule de chair, elle s’ouvrit, s’étendit, portant ses bras en arrière, s’appuyant sur ses mains, tandis que ses jambes s’allongeaient et se croisaient. Kandar, maintenant, était ouverte au monde, ouverte au ciel. « Les étoiles renferment ces traces. » Et des étoiles, il y en avait tant, là-haut.

« Tu n’es pas comme les gens d’ici. » Cela arracha un sourire à Kandar, qui reporta son attention sur Salem. « En effet, je ne le suis pas. » Cet écart lui plaisait, ça lui permettait de mieux apprécier ces autres, ces étrangers, ces inconnus que la conteuse voulait découvrir, comprendre, absorber. « Ceux du Nord et du Froid s’allient ils eux aussi, dans cette envie de terminer les guerres ? » Salem aussi, voulait découvrir, comprendre, absorber. Kandar secoua la tête, pensant un instant au Azgeda. « Ceux du Nord, leur peau est faite de la guerre. Ils n’abandonneront pas leur force ainsi. » Il y avait les cicatrices qui recouvraient leurs corps et renoncer au combat, ce serait renoncer à leur tradition. La reine avait marqué très clairement ses intentions. Si Heda voulait encore du Azgeda dans sa coalition, il faudrait plus que de la diplomatie et une armée.

« Qu’aimerais tu savoir ? » La surprise flotta l’espace de quelques instants sur ses traits, et tout se mua en une expression amusée, douce, paisible. Ses doigts continuèrent de gratter la pierre sur laquelle les deux femmes étaient installées, et elle garda le silence des secondes, qui parurent des minutes. « Qu’es-tu ? » Salem aurait pu être un guerrier, mais Kandar en avait vu plus que certains et si cette femme brouillon, brute, avait les caractéristiques, ce qu’il y avait dans sa tête était légèrement différent. Un clivage, une dénotation qui l’intriguait, Kandar.

Le danger était quelque chose que Salem ne connaissait que trop. Dés la naissance, où que l’on soit, dans n’importe quelle famille, tout se faisait par un déchirement, par la violence et le sang. Et puis l’on grandissait et le sang ne disparaissait jamais, l’envie de violence, de se battre pour posséderce que l’on avait pas, de se battre parfois pour proteger aussi. Le danger de la vie, le danger d’une attaque soudaine. Les yeux de Salem refleterent d’une connaissance, d’une affirmation de tout ça, et puis elle reprit son regard scrutateur. Sur la femme, la conteuse. Cet amas de connaissance que Lucifer aurait probablement torturé pour sa peau pâle sans se soucier de son sourire, cette femme qui prenait tous les risques du monde en passant de terres en terres. Salem était captivée, comme un loup en face d’une flamme, et peut être apeurée aussi, sans qu’elle ne s’explique pourquoi.

La conversation filait, sur le danger, les guerres. Salem ne calmait pas ses mouvements erratiques, un peu fievreux. «  Je ne connais pas demain. » La sincerité de quelques mots l’heurta au cœur de son sternum. Qui connaissait demain ? Peut être elle ?Peut être les voix qui lui dictaient de faire des choses plus ou moins saugrenues. «  Mais je pourrais te donner le nom de centaines de guerres qui ont eu lieu dans le passé. » Les sourcils de Salem se froncèrent. «  Les étoiles renferment ces traces. »   Les yeux de la ritualiste se fixerent vers les constellations dans le ciel fatigué. «  les centaines de guerres du passé ont peut être prit fin, pour que des nouvelles les remplacent. »  La paix n’existait pas. Salem aurait voulu y croire, mais elle était bien trop lucide pour croire en de telles chimères. «  Chaque étoile à son histoire, mais chaque mouvement qu’elles font nous montre des extraits d’un futur qui n’est pas si facile à lire. » Cryptique. Le futur était cryptique. Elle ne se prétendait pas oracle, elle savait juste ce que les choses lui disaient. Elle savait juste que l’étoile du Nord montrait le chemin qu’il fallait prendre, et que la nuit les étoiles étaient les meilleures des compagnes. « Tu connais les étoiles. » Cette fois Salem sourit, d’un sourire fin et discret mais d’un sourire quand même qui illumina son visage.

Puis elle se reprit, la conversation n’avait jamais de fin, esperant qu’elle n’en ait jamais. Elles venaient de commencer après tout. Et si la femme était intriguante, Salem voulait en apprendre plus. Elle n’était pas d’ici. Ca lui plaisir de savoir. Elle qui avait bu les paroles d’une femme d’onyx bien des années auparavant, elle trouvait dans la paleur de la conteuse un attrait qu’elle ne saurait taire. Les mots étaient ce qui comptait. Un de ses genoux, elle le plia sous elle, laissant son autre jambe battre une cadence silencieuse contre la pierre froide. Les êtres du Nord. Elle voulait en savoir plus sur eux, sur ce peuple qu’elle haïssait, et que les voix detestaient de même. Et Kandar en parlait, comme si elle les connaissait bien. Mais elle ne venait pas de la bas elle, elle venait d’ailleurs. Et Salem leur avait volé quelque chose d’important, elle savait qu’il aurait son importance un jour. Lucifer. Le noir-sang. Elle garda le silence.

Non, au lieu de ça elle avait une proposition. Que voudrait savoir la femme en échange de ses mots, ces mots qui marquaient Salem d’une chaleur agréable, d’une sapience vivifiante. «  Qu’es-tu ? »  C’était simple mais ça ne l’était pas et Salem fixa longuement la femme, cherchant ses yeux avec son regard encore un rien hagard. «  Salem. »  La réponse était la, et elle n’était pas la à la fois. Elle était Salem. Elle était la sorcière ? Elle était la voix des dieux. « J’exerce le choix des dieux. » Et peut être qu’elle semblait folle. Peut être qu’elle l’était. «  Ritualiste, ou Sacrificatrice. J’ai plusieurs noms ici. »  Elle haussa les épaules. «  Je suis juste Salem, j’aime savoir le monde. »  Un moment de silence encore, elle pesait les mots qu’elle sortait, comme si elle ne voulait pas gacher un échange qu’elle appréciait assez. «  T’éffraies-je ? »

Kandar connaissait une vie de surprise, à rencontrer d’autres âmes bohème et à échanger avec elles. Elle faisait ça, depuis tellement d’années, qu’elle n’imaginait pas son existence se dérouler d’une autre manière. Elle vivait pour ça, pour ces rencontres, ces histoires, le moment où le passé rencontrait le présent, et que le présent devenait le passé. Elle vivait pour ces nuits, sous les étoiles, en compagnie d’étrangers, d’inconnus qui n’en étaient pas vraiment. Ils étaient tous de chair, de sang, de feu, de cendres. « Les centaines de guerres du passé ont peut être prit fin, pour que des nouvelles les remplacent. » La voix particulière s’éleva, à l’image de son possesseur : brute et féroce. Et elle acquiesça, Kandar, sans un mot, sans une hésitation. Elle le pensait aussi. « La guerre est la création de l’homme. Ils ne peuvent l’oublier ainsi. » Le fin d’un monde n’avait pas empêché les guerres de continuer et elle savait, Kandar, que rien ne s’arrêterait. L’humain était fait pour reproduire les actes du passés, car ils adoraient tellement les contes de courage et de bravoure. Ca ne s’arrêterait jamais, car il y avait tant de raison pour se battre, que parfois, certains n’en avaient pas besoin, comme ceux de l’ouest. Les étoiles furent encore le sujet, mais Kandar ne les regardait plus vraiment. Quand elle fermait les paupières, elle les visualisait sans mal. Quand elle fermerait les paupières, que verrait-elle ce soir ? « Tu connais les étoiles. » Il y eut un sourire chez Salem et un plus large se posa sur les lèvres de la conteuse, presque carnassier, toujours terriblement doux. « Toi aussi tu les connais. » Pas de la même manière, mais les étoiles avaient mille façons de raconter leurs histoires.

Un jour, une étoile tomberait du ciel et ravagerait la terre. Il était loin d’arriver, et la nuit resterait paisible, coupée par la conversation des deux femmes mystiques, qui s’interrogeaient. Salem était intriguante et Kandar soutint le regard égaré, comme si la question de la conteuse était troublante. Aurait-elle dû demander autre chose ? Mais elle voulait savoir, Kandar. Elle voulait savoir Salem. Qui hésitait. Ne savait-elle pas ce qu’elle était ? « J’exerce le choix des dieux. » Il n’y eut aucune moquerie dans le regard de Kandar, malgré le sourire satisfait qui marqua son visage. Ses doigts arrêtèrent de courroucer la pierre et soudain, elle eut envie de toucher Salem, s’assurer que la fille était bien réelle et qu’elle n’était pas une incarnation de la nuit pure. Les dieux. Ceux qui commandaient le monde, qui étaient partout, qui étaient nulle part à la fois. Elle voulut demander comment Salem connaissait les choix des dieux, mais elle ferma la bouche qu’elle avait ouverte. Kandar croyait Salem et sa curiosité, sur ce point ci, aurait pu être mal accueillie. Et la conteuse ne voulait pas attirer les foudres d’un commissaire des dieux. Loin de là. Tout ce qu’elle aurait voulu attirer aurait été dans un autre domaine.

Salem continua, peignant le portrait de la femme qu’elle était. Ses mots lui revêtant une aura des plus alléchantes. Et Kandar était fascinée, son regard assombri ne quittant pas l’étrangère, suivant ses mouvements, l’écart de ces lèvres qui échappait ce dialecte de l’ouest. Il y eut le silence, à nouveau et le bruit du vent s’éleva. « T’éffraies-je ? » Les pupilles de la conteuse se dilatèrent, alors qu’elle bougeait à nouveau, de sa position presque allongée, étirée et ouverte, elle pivota sur elle-même, se tournant vers la droite, se tournant vers Salem. Elle croisant les jambes, effleurant la sorcière au passage, posa ses coudes sur ses genoux et se rapprocha un peu plus de l’inconnue qui tuait les hommes sur les demandes des dieux. Elle l’observa de plus près, Kandar étudia l’ombre du sang sur la peau de la fille brute, son visage fin, traitre probablement. « Non. » La réponse avait tardé à venir, mais elle était là, catégorique et simple, comme si Salem n’aurait pas été capable de la tuer d’un simple geste de la main. Mais le monde entier était capable de faire subir ce sort à la conteuse. La mort ne l’effrayait pas, car elle en avait vu ses prémices. « Tu es comme un sentiment. » Il y avait ces étoiles au-dessus de leurs têtes et les ténèbres qui les enveloppaient. « Comme quand tu marches seule, et que tu sais qu’il y a quelque chose près de toi. Tu ne peux pas le voir, juste le sentir. Tu es le frisson d’une chose qui va arriver, mais qui n’arrivera jamais. D’une chose qui pourrait te blesser, mais qui ne sait pas si elle veut te blesser. »

« La guerre est la création de l’homme. Ils ne peuvent l’oublier ainsi. » Et Salem acquiesça. Elles philosophaient presque, ainsi sous les étoiles. Elles étaient la, l’une et l’autre, garantes du passé et du futur. L’une contait les histoires, l’autre exerçant pour les dieux. Elles étaient deux âmes qui se croisaient ce soir pour discuter de sujets que le monde jugerait vain, et qui assurément ne le seraient pas. Qui ne l’étaient pas pour elles. C’était une façon de voir les choses, d’apprehender le monde dans tous ses battements. Apprécier la guerre et la violence. Savoir que toute l’Histoire n’était qu’un cycle sans fin qui se répétait inlassablement. Savoir que rien jamais ne ferait oublier à l’homme son besoin intrinsèque de se battre et conquérir. Salem le savait. C’était loin d’être une surprise, Kandar le savait aussi. Elle acquiessa en silence. C’était une conversation pour plus tard peut être. Parler de guerre, d’objectif de paix ? Savoir qu’il n’y’aurait jamais un moment de calme finalement. Salem le savait oui. Elle savait que la paix n’existait pas. Elle n’avait pas besoin de le dire. Kandar le savait elle aussi. Elle en était sure. Et si Kandar connaissait les étoiles, causant un sourire chez la barbare, elle ne pouvait nier que c’était vrai dans l’autre sens. «  Toi aussi tu les connais. »  Elle fixa, puis approuva d’un signe de tête. Ce n’était pas encore assez tôt pour dire les différences. Elles viendraient plus tard, si elles avaient l’occasion de parler d’avantage.

La question la surprit. Qui était elle ?  Ce n’était pas tant l’histoire qu’elle était prête à offrir, mais elle offrit tout de même, comme si tout ce qu’aurait pu demander la conteuse lui aurait été donné. C’était une sensation étrange pour Salem. Cette envie de se donner. Ça n’était pas arrivé depuis longtemps. Mais les conteurs avaient le pouvoir des mots, et elle était faible à ce pouvoir.  Alors elle exprima, ce qu’elle était. Ritualiste. Décisionaire.  Sybille. La vérité était lancée, et elle était acceptée. Ce n’était pas étrange, elle ne l’était pas tant que ça. Les barbares l’acceptaient. Ils ne savaient pas tout. Elle gardait la vérité pour elle. L’entiéreté de ça. Mais elle entendait les voix, et elle faisait leur œuvre. Personne ne le nierait n’est ce pas ?

Les mots continuaient de tomber, alors que Kandar gardait le silence, et la question dans les pupilles assombries finit par sortir, d’un ton saccadé. L’effrayait elle ? Elle fixa longuement. La conteuse bougea, et Salem buvait ses mouvements. La manière dont elle se tournait vers elle, la caresse de jambes qui se frôlent. Elle fixa toujours, comme ennivrée des gestes de l’Autre. La réponse tardait. Lucifer lui même leva la tête, curieux des mouvements, de la manière dont le corps de Salem s’était comme figé. «  Non »  Ça arriva. Au terme d’un silence qui avait tant pesé. « Tu es comme un sentiment. »  Les mots sortirent et Salem  ne lâchait pas la femme du regard ; observant ses yeux, ses lèvres, buvant les paroles qui jaillissaient, comme si elle était elle aussi l’envoyée d’un dieu quelconque. Elle était mieux que ça. Elle était le passé et le présent, elle était celle qui permettrait au futur de savoir l’aujourd’hui.  Et c’était curieux ce qu’elle exprimait. Peut être la première fois que Salem était qualifiée de la sorte. Ses yeux clignèrent, elle reprit son observation. Et elle brisa le silence au bout de quelques temps. «  On ne m’a jamais qualifiée ainsi. »  Jamais d’une phrase aussi longue. Jamais d’une phrase aussi belle. «  Je ne veux pas te blesser. »  Le sujet changeait sans changer vraiment, et Salem rapprocha sa tête de celle de la conteuse, pour planter ses grands yeux dans ceux de la douce Etrangère. – Ne l’étaient elles pas toutes les deux -  Puis dans un mouvement irrégulier, elle leva la main comme pour caresser la joue, et elle se stoppa brusquement à quelques milimetres, avant de reculer comme si elle était face à un animal sauvage. Elle ne pouvait pas toucher. On ne touchait pas les gens, même quand ils fascinaient. On ne touchait pas ce que l’on ne possédait pas. Elle se repeterait encore ce refrain dans sa tête.  Rivée sur l’horizon maintenant, elle reprit la parole. «  Je pourrais t’écouter toute la nuit, répondant aux questions qui brulent mes lèvres. » Ces questions aux quelles les dieux même ne répondaient pas toujours. «  Me répondrais-tu ? » Les mots. Elle voulait en vivre pour la nuit. Elle boirait les paroles qui sortiraient de la fragile bouche, et elle serait nourrie de mieux qu’un peu de viande.

Kandar connaissait le pouvoir des mots, le pouvoir que la langue entrainait chez les autres. Elle n’était pas guerrière, mais son vocabulaire aurait pu rivaliser avec le plus fort des guerriers. Il mettait en branle et portait la vie, le verbe, la création en tout être qui comprenait. Dire ce qu’évoquait Salem, c’était la rendre tangible. L’arrachée à la nuit qui l’avait amenée ici pour la faire femme, brouillon primaire, brouillon parfait. Elle suivit les émotions, Kandar, observa les mouvements chez l’inconnue, celle qui faisait les rituels dans le sang et les offrandes pour les dieux. Cette fille qui paraissait si fragile, sous ses mots. Elle ne cilla pas, Kandar, son regard noir posé sur Salem, sur la sorcière définie. Salem était réelle et Kandar n’en avait pas peur. Il n’y avait plus aucun sourire, mais dans ses yeux tournait la vie et l’histoire, alors qu’elle penchait légèrement la tête sur le côté et qu’elle suivait les gestes saccadés. « On ne m’a jamais qualifiée ainsi. » Elle y capta l’émotion, Kandar, et elle sut que Salem disait la vérité. Les mots étaient manié, malléable, pour prendre la forme des personnalités qu’elle rencontrait, la conteuse. Alors, quelque chose de très doux passa dans son regard, devant la femme qui semblait presque fébrile. « Je ne veux pas te blesser. » Kandar approuva d’un geste, lent et paisible, à l’image de l’échange qui se produisait.

« Bien entendu. Je ne parlais pas de moi. » La précision était nécessaire et elle ne se déroba guère du regard de Salem, regard de nuit, qui aurait pu l’absorber totalement et la faire disparaitre du monde. Peut-être que lors de cette nuit, sur ce rocher, elles étaient des échouées des songes. Peut-être qu’il n’y aurait qu’elle qui existaient, et que le reste n’était qu’un autre univers. Un passage. Un sanctuaire à deux. (deux et demi, si elles contaient Lucifer). Et puis il y eut un autre mouvement erratique et une main s’approcha. Kandar soutint la présence de Salem, présente, ancrée. Le geste fut, puis, il ne fut plus. Elle sourit quand les doigts s’éloignèrent. « Tu vois. Quelque chose qui va arriver, mais qui n’arrivera jamais. » Elle répétait et le mouvement avait été la parfaite réalisation de ses mots, de la construction de Salem qu’elle s’était faite, qu’elle imposait, que Kandar acceptait. Même si une pointe de déception se logea dans le creux, sous son estomac, quand Salem détourna le regard, pour le fixer sur le noir, sur la nuit. « Je pourrais t’écouter toute la nuit, répondant aux questions qui brulent mes lèvres. Me répondrais-tu ? » Consciente que Salem ne la verrait pas, elle répondit, calme et à son aise, Kandar. « Toute la nuit. » Elle acquiesça, et puisqu’elle ne craignait par le contact avec Salem, vola du sang presque frais qui était sur l’avant-bras de la sorcière. Le liquide rouge sur ses doigts, elle traça une ligne de cette même couleur, du bas de sa lèvre, et qui descendait sur son menton, la pointe de sa mâchoire, le long de sa gorge où tournait son souffle chaud.

Ainsi parée pour le partage, le sang sur son atout de phonation, elle tourna aussi son attention sur l’horizon, là où le monde se perdait dans l’obscurité, où le ciel se confondait avec la terre et que l’univers se fondait pour ne faire qu’un. « Jusqu’au jour, s’il le faut. » C’était sa raison d’être. « Qu’est-ce qui te brule donc ? »

Qu’est ce que c’était d’être un sentiment ?  Qu’est ce que c’était d’être presque immatérielle, et physique à la fois ? C’était un paradoxe que d’être à la fois une idée et un être, c’était aussi un peu être entre les morts et les vivants, entre « les dieux » quels qu’ils soient, et le monde des mortels. Elle était un peu tout à la fois, ultime avènement d’un être différent. Et peut être que c’était un rien étrange. Et peut être qu’elle était un rien perdue.  Mais elle professait son désir de ne pas blesser la conteuse, et ce soir à la carté des étoiles c’était une promesse qui ne disparaitrait pas. Car les promesses sous les étoiles duraient toujours l’éternité. «  Bien entendu. Je ne parlais de moi. » Kandar précisa, Salem acquiessa dans le silence.  Il y’eut une tentative après ça, une sorte d’acte manqué, un contact qui ne vint jamais.  «  Tu vois. Quelque chose qui va arriver, mais qui n’arrive jamais. »  Et c’était tellement juste, que Salem fut prise de cours à l’interieur même de son être. Et c’était tellement fort, qu’elle tourna la tête. Une femme venue d’elle ne savait où – elle le savait, de cette terre civilisé où les différences n’existaient plus -  la qualifiait avec les mots que des auteurs auraient usés, et la qualifiait Juste. C’était perturbant d’être tracée aussi vite, et elle qui avait l’habitude d’être intracable, ou d’être réduite à quelques mots brefs, elle était troublée.

Elle haussa les épaules, un peu trop conscienceuse, et elle fixa l’immensité de l’horizon nocturne. Il n’y’avait des étoiles dont elle ne connaissait pas la signification, et d’autres dont les noms résonnaient des légendes. Elles l’apaisaient un peu, causant des mouvements moins frénétiques de sa part. Elle ne fixait plus la conteuse, ne faisait que sentir son regard sur elle, et elle posa la question qui aurait pu lui dévorer les entrailles si la conversation s’était arrêtée la. «  Toute la nuit. » C’était comme une promesse, et Salem sourit dans le vide.  Des doigts touchèrent le sang sur son avant bras, ce sang de sacrifié dont elle ne s’était pas débarassé, et curieuse elle tourna la tête pour voir la conteuse se parer de cet attribut sanguin. C’était beau. Presque bestial. Et ses yeux brillèrent de la regarder ainsi, recouverte du sang d’un autre qu’elle ne connaitrait jamais. «  Jusqu’au jour, si il le faut. »  C’était Kandar désormais qui fixait l’horizon, et Salem fixait Kandar avec la même religiosité qu’elle aurait fixé les dieux fussent ils incarnés sur terre. «  Qu’est ce qui te brule donc ? »  ses lèvres restèrent closes. Le sang la fascinée, les lèvres également. Elle garda le silence, quelques instants, et enfin au terme d’une lutte contre elle, non sans avoir joué avec ses cheveux et ses piercings à nouveau, tentant de croiser ses jambes sous son corps. «  Tout me brûle. »  C’était une façon comme une autre d’initier la conversation. «   Que sais tu de ceux qui ont le sang noir ? »  Et la question était posée. Il y’en aurait d’autres qui l’interessaient aussi. Tant de choses qu’elle voulait savoir.

C’aurait pu être un rituel, l’échange qui avait lieu entre les deux femmes. Entre celle qui possédait le savoir et celle qui désirait ce savoir. Entre celle qui avait fait couler le sang et celle qui s’en parait. Entre les mots, les récits, l’histoire qui s’élevait d’une bouche et qui se matérialisait à l’aide de son, de vibration. L’incarnation de la vie sur terre. Une vibration de plus dans ce monde qui appelait un passé qui n’existait déjà plus. Alors Kandar sourit, avec ce sang sur sa peau, avec ses yeux noirs sur son corps. Elle était prête pour la nuit. Elle était prête pour les récits. « Tout me brûle. » Et les gestes de Salem rappelaient le mouvement des flammes qui dévoraient l’être. Ces questions sans réponses, ce monde sans finalité. « Ca te brulera moins, au matin. Mais ça continuera de te bruler. » Car le feu était dans leur corps et animait les cœurs. Il insufflait la chaleur aux muscles et la fièvre aux guerriers. C’était la passion, pour Kandar, c’était sa raison de vivre. Et elle partageait un peu de cette raison avec le brouillon installé à ses côtés.

Le silence tomba à nouveau, encouragé par l’obscurité, le léger écart qu’il y avait entre elles. Kandar bougea à nouveau, se tournant vers l’horizon, Salem sur sa droite, le vide sur sa gauche. Elle se redressa, et leva la tête, jusqu’à ce qu’elle tombe un peu en arrière, que son regard se pose sur les étoiles et que dans la nuit, se dressa une ligne rouge parfaitement droite. Elle ferma les yeux, un instant, retrouvant la rassurance de ce savoir qui l’habitait. « Que sais tu de ceux qui ont le sang noir ? » Kandar ouvrit les yeux, trouva une posture plus humain, alors qu’elle tournait légèrement la tête, analysant la sorcière qui se trouvait à ses côtés. Elle plissa un peu les yeux, cherchant dans ces traits fins (qui cachaient la brutalité de l’être) un élément. Un indice. Et finalement, le dialecte quitta sa bouche. « Où en as-tu vu ? » Chez elle, à Polis, tout le monde connaissait le nightblood. Mais elle n’était pas chez elle, Kandar en était très loin, même.

Elle ne se rétracta pas, Kandar. Ce n’était pas son but, de promettre des histoires et puis de s’en détourner quand le sujet était particulier. Non. Ce n’était qu’une curiosité, une de plus à ajouter à cette soirée. Et déjà, elle reprenait son rôle. « Ils sont choisis. Il y a une force dans leur sang qui appelle la grandeur. » Elle repensa à Lexa et au heda avant elle. « A l’est, c’est la marque des chefs et des leaders. » Elle inspira l’air de la nuit, en un léger sifflement sur sa langue. « C’est la marque du commandant. La première étape. » Et il y en avait d’autres, pour déterminer ce que le sang ne pouvait faire de plus. Il y avait différentes grandeurs et ce n’était pas pour ça qu’ils méritaient le trône de Polis. Loin de là. Loin de là.