curtis ~ send us to perfect places

Curtis avançait avec le groupe et son pas se faisait traînant, lourd, maladroit. Pendant des semaines elle n’avait pu se tenir debout, enfermé dans cet espace clôt et étroit de la prison Azgeda. Après un certain moment, ses courbatures avaient fait place à l’engourdissement et elle en avait presque oublié ses jambes. Qu’elle puisse même se tenir debout, là parmi les siens, c’était un petit miracle – que ses jambes fonctionnent encore et qu’elle soit en vie. Les siens. Elle frissonnait juste à y penser. Parce qu’après avoir passé près de huit ans dans la Nation des Glaces, elle ne savait plus vraiment ou était sa maison, son peuple. Oh, elle n’avait jamais perdu de vue sa mission, mais sans qu’elle puisse sans rendre vraiment compte, les coutumes Azgeda s’étaient encrées dans son corps. Il lui fallait réapprendre à vivre dans les bois maintenant. À vivre tout court peut-être.

Lorsqu’ils atteignirent enfin Polis, Curtis s’écroula un peu sur elle-même, haletante. Elle avait réussi la marche sans trop ralentir les autres, mécaniquement, sous le choc, et la vue de la grande tour lui était apparue comme un coup au ventre. Ce bâtiment iconique qu’elle ne pensait jamais revoir, même avant qu’elle ne soit torturée. Et tout en haut se trouvait Lexa, Heda. Curtis voulait être heureuse de retrouver son amie qu’elle n’avait pas vue depuis son départ pour les glaces. Elle voulait être soulagée d’être encore en vie, fière de ne jamais avoir abandonné sa mission, triste pour les gens qu’elle avait perdu. Pourtant, elle ne ressentait rien de tout ça. Elle ne ressentait rien, point final. En partie parce que c’est ce qu’on lui avait enseigné, mais surtout parce qu’on l’avait écorchée et brisée.

***

Curtis se tenait debout devant la tente de Lexa, mains sur sa lance, fusillant du regard qui osait s’approcher. Elle n’était pas garde, Curtis, sauf quand il s’agissait de son commandeur, sa seule amie. Quelques semaines auparavant, sa vie s’était vue bouleversée par l’arrivée des gens du ciel. Si ce n’était pas son corps qui était torturé cette fois, c’était bien son esprit qui n’arrivait pas à comprendre l’étendue de ce qui venait de se produire. Pour quelqu’un qui avait vécu sur la terre ferme sans jamais un regard vers les étoiles, la possibilité que des êtres humains puissent vivre là-haut lui était complètement inconnue. Si elle s’était attendue à ce qu’une guerre éclate entre les deux espèces – car elle ne se considérait en aucun point similaire aux Skaikrus – et que son peuple gagne, tout en était maintenant autrement. Parce que dans la tente de Lexa, il y avait aussi Clarke, la chef des bizarroïdes.

Si Curtis aurait voulu être présente dans la tête, prête à agir contre la Skaikru, Lexa ne l’avait pas permis. Elle était catégorique sur ce point; ils devaient faire confiance aux gens du ciels. Curtis voulait faire la moue, montrer son désaccord, mais elle savait ne pas laisser agir ses émotions. Elle savait aussi ne pas contredire les décisions du commandeur qui, jusqu’à maintenant, n’avaient été que justes. Elle lui faisait confiance, à Lexa, mais elle avait aussi peur pour elle. C’était surtout ça qui était à l’origine de ses suspicions, de sa résistance ; la peur.

La commandeure s’extirpa finalement de sa tente, suivit de près par Clarke. Si Curtis fit un signe de tête à Lexa, elle ignora complètement la Skaikru, allant même jusqu’à resserrer l’empoigne sur sa lance.

***

Curtis avançait avec son groupe, silencieuse. Elle pouvait distinguer les pas lourds des Skaikrus alors que les siens étaient à peine audibles. Ce n’était pas étonnant qu’ils se fassent toujours repérés dans la forêt. Elle lâcha un petit soupir, qui se voulait à la fois agacé, à la fois désolé. Une fois de plus, ils avaient perdu des leurs aux mains des Skaikrus. Une fois de plus, les gens du ciel s’étaient armés de leurs fusils automatiques et avaient tiré sans réfléchir. Avec une lance, des dagues, un couteau, c’était facile de freiner son élan. Facile de stopper après un coup ou deux. Facile de s’arrêter, se repositionner, analyser la situation au fur et à mesure. Curtis n’avait jamais regretté tué quelqu’un, en partie parce qu’elle savait avoir fait le bon choix, un peu parce qu’elle n’avait pas l’habitude des remords. Même si son séjour dans les terres Azgeda remontait maintenant à quelques années, il lui était encore difficile de se défaire de cette carapace, dure comme la glace.

Si ses sentiments envers les Skaikrus s’étaient un peu réchauffé, tout comme son cœur, elle restait quand même sur ses gardes, vieille habitude. Des moments comme celui qui venait de se produire lui rappelait qu’elle ne devait jamais trop faire confiance, même si tout pointait dans cette direction. Ce qui lui manquait à Curtis, c’était la compassion. Ils avaient peur les Skaikrus, comme elle avait peur depuis longtemps et pourtant, elle était capable d’aligner un pas devant l’autre sans risquer de blesser des gens innocents. Elle jeta un regard furtif vers l’arrière, s’assurant que la marche se déroulait bien, pour se concentrer sur le chemin qui se dessinait devant elle.