Hold On || Tara

Ils l'avaient changée de cellule.
Tara avait peine à y croire. Oh bien sûr ce n'était pas forcément une bonne nouvelle, ça signifiait peut-être qu'ils la surveilleraient de plus près mais elle ne pouvait pas s'empêcher de songer à ce que devaient penser ses anciens compagnons. Ils devaient certainement l'imaginer morte. Peut-être feraient-ils aussi des obsèques improvisées, comme ils l'avaient fait pour celle qui s'était suicidée. Elle l'ignorait, et peut-être qu'elle ne le saurait jamais.
Elle chassa cette sombre pensée de son esprit.
Non.
Elle ne devait pas se laisser aller à la déprime. Le moral de sa nouvelle prison était déjà plus terne et morose que la précédente. Il flottait quelque part une odeur de défaite, presque comme si tout le monde ici avait perdu l'espoir de découvrir un jour le monde extérieur. Et c'était sans doute le cas, même si chacun se battait encore pour rendre la vie difficile aux geôliers à leur façon. Que ce soit par le silence ou par la révolte plus franche, chacun y allait de sa petite action.
Pour sa part elle n'avait pas l'énergie de faire quoi que ce soit actuellement. Les dernières tortures lui avaient été particulièrement coûteuses en énergie et elle se sentait éreintée, même si ça faisait désormais une semaine qu'elle se trouvait là.

Elle avait eut le temps de faire la connaissance de certains des autres prisonniers. Elle en connaissait d'autres de noms pour les avoir déjà croisés sur l'Arche sans pour autant leur avoir déjà parlé.
Ca ne l'empêchait pas de faire de son mieux pour eux.
C'est ainsi qu'elle se retrouva encore à avoir des ennuis. Moira, une gamine assez jeune, se sentait mal et elle avait décidé de lui donner la moitié de sa ration pour l'aider à reprendre des forces. Malheureusement un garde l'avait vu faire. Il n'avait pas trop tardé à entrer dans la cellule pour s'occuper de lui donner une correction. Mais un garçon s'était interposé. Lui, elle ne le connaissait pas, elle ignorait jusqu'à son nom, et pourtant le voilà qui surgissait pour prendre la punition à sa place.
Pour le punir d'avoir fait ça, il fut emmené pour quelques heures et fut sans doute torturé.

Lorsqu'ils le ramenèrent, ils le jetèrent sans ménagement dans la cellule. Elle avait à peine fait un pas vers lui qu'un des gardes lui avait crié quelque chose qu'elle ne comprit pas.
Elle décida qu'elle irait le voir plus tard pour le remercier.

Plus tard vint lorsque ce fut lui qui fit le premier pas.
Tara avait pris le temps de l'observer alors et son comportement étrange ne lui avait pas échappé, mais elle mettait ça sur le compte de son état d'emprisonnement et de ce qu'il venait de subir, sur rien d'autre. Ils étaient tous un peu comme ça maintenant, parfois. Mais comment ne pas perdre la tête dans une telle situation ?
Elle leva les yeux vers lui en sentant ses doigts la toucher et elle sursauta, prête à s'éloigner. La torture avait laissé ses traces malgré ses tentatives de garder un esprit clair.
De près elle voyait plus clairement son visage, d'autant que ses yeux s'étaient habitués aux lumières tamisées qui filtraient dans leur prison. Elle discernait sans mal les traits tirés et les yeux enfoncés dans leurs orbites, comme si tout ce qu'il restait de son visage jeune était un crâne couvert d'une fine couche de peau. Ses pommettes étaient saillantes comme si elles allaient déchirer le masque de son visage à tout moment.
Elle-même savait que ses joues rondes n'étaient sans doute plus.
Elle lui offrit malgré tout un maigre sourire précautionneux. Elle ne voulait pas que sa lèvre s'ouvre encore comme le laissait percevoir une croute qui barrait la chaire tendre mais asséchée.
Sa main ciselée effleura celle de Liam, comme pour indiquer qu'elle le reconnaissait. Qu'elle l'acceptait dans son espace vital.
« Oui, c'est ça, c'est Tara. Merci Liam. Pour tout à l'heure. »
Sa propre voix était presque méconnaissable bien qu'elle gardait les accents de douceur qu'étaient les siens.
« Je crois que tu saignes un peu... tu devrais me laisser jeter un œil à ça. C'est important de faire attention à nos blessures. »
Ils n'avaient pas vraiment de quoi se soigner ici, aussi s'ils ne prenaient pas gare ils risquaient l'infection. Et elle ne voudrait pas que cleui qui l'avait aidé parte comme ça sans qu'elle puisse rien faire. « Bien sûr, c'est si tu veux bien. » L'entraide aussi était importante, mais elle n'allait pas non plus lui forcer la main. C'était encore son choix. « Et puis qui sait, peut-être que comme ça tu sauras aussi t'occuper de tes autres blessures. »
L'état lamentable du jeune homme ne lui avait pas échappé. Il était important de faire quelque chose pour lui à ce stade.

Tara baissa les yeux un instant. Non, ils n’avaient pas le droit de leur faire ça : ils étaient à peine arrivés sur terre et ils n’avaient pas encore pu profiter de leur nouvelle liberté qu’ils étaient de nouveau enfermés. Et ce n’était pas comme dans l’Arche. Certes ça n’avait jamais été l’idéal là-haut mais au moins ils avaient quelques droits. Ici ils n’étaient même pas mieux traités que du bétail et ils n’avaient même pas l’espoir de quelque chose de meilleur pour eux ou les générations futures.
Elle le regarda de nouveau et hocha la tête brièvement lorsqu’il accepta qu’elle le soigne, même si ça ne serait jamais que quelque chose de sommaire.
Elle lui adressa un sourire lorsqu’il ajouta qu’il pourrait peut-être la soigner aussi.
« Merci, ce serait avec plaisir. »
Si elle ne les surveillait pas mieux elle risquait de voir ses blessures s’aggraver, même si elles avaient été en partie soignées.

Finalement elle s’approcha et observa les blessures. Ce n’était rien de profond, c’était après tout fait pour blesser et non pas pour tuer. Elle attrapa le peu d’eau à laquelle on leur permettait d’accéder et déchira une bande de tissu de ce qui fut un jour un habit, un sacrifice qu’elle avait été depuis longtemps volontaire de faire.
« Ca va piquer, » le prévint-elle.
Même si elle ne pouvait pas le désinfecter simplement l’eau et le contact risquaient de lui faire un peu mal. Elle approcha le tissu humidifié et tint son bras pour éviter qu’il ne bouge trop. Avec douceur elle tamponna les plaies pour les nettoyer. Elle prenait soin de ne pas trop appuyer.
« Il faut faire attention quand tu nettoies. Si tu appuies trop tu feras mal à la personne, et si tu y vas trop doucement ça ne servira à rien. Et puis il ne faut pas frotter, il faut tamponner. »
Elle continua un petit moment en passant bien partout. Le tissu s’était imbibé du liquide rouge désormais rosé à cause de l’eau avec laquelle il se mélangeait.

Bientôt les plaies étaient propres et elle essora le tissu pour entourer son bras.
« Ce n’est pas l’idéal mais c’est mieux que rien. Il faudra voir où ça en est ce soir. »
Elle utilisa le reste du tissu pour passer nettoyer une tâche de sang du visage de Liam.
« Il faut que tu fasses attention à ton hygiène aussi. Dans la mesure du possible bien sûr, mais évite de garder du sang séché comme ça sur toi. »
Elle se redressa un peu et posa le tissu entre ses mains.
« Tu penses pouvoir essayer ? » demanda-t-elle alors qu’elle commençait à remonter son haut dans son dos pour dévoiler des plaies. Celles-ci elle ne pouvait pas vraiment s’en occuper et ce n’était pas le peu qu’avaient fait les sauvages pour éviter qu’elle meurt qui aidait vraiment.

Tout le monde ici était désormais habitué à la douleur qui passait entre les lèvres des leurs. Ce qu'exprimait Liam sous les doigts guérisseurs de Tara n'était rien comparé à ce que tous avaient déjà pu entendre, les tourments des cris qui hantaient leurs cauchemars. Et sous ses doigts délicats – osseux et fragiles désormais – la douleur qui naissait était nécessaire au bien être de l'autre.

Tara n'était pas consciente en cet instant de la nature de loup de Liam, de ses pensées, de son désir de vivre pour les protéger au dépend de son propre bien être. Elle avait pu le voir agir mais elle ignorait pourquoi il avait fait ça au final. La solidarité n'était pas tout et il arrivait toujours un point où l'humanité s'ébranlait pour laisser place aux instincts de survie les plus bas.
Et durant un instant elle se demanda si c'était ce que cherchait leurs tortionnaires.
Découvrir leurs instincts, essayer de savoir si ces êtres descendus du ciel étaient aussi humains qu'eux.
Mais ces pensées elle les éloigna.
Elle ne désirait pas faire de ceux qui les maltraitaient ainsi des hommes au même titre que le reste de ses comparses. Non, les voir en tant que monstre était tellement plus simple. La dichotomie qui existait entre eux était ce qui gardait tout le monde ici aussi sain d'esprit que possible. La folie les guettait suffisamment sans ajouter au précipice qui les guettait le vent d'une morale qui ne les mènerait nul part.

Elle sortit de ses pensées lorsque Liam nettoya ses plaies. Un gémissement plaintif lui échappa un instant. Sa peau était marquée, entaillée et gonflée par de longues lacérations et des marques rondes qui faisaient vaciller sa peau comme du papier humide puis trop sec, craquelé. Rougi par l'inflammation d'une trop forte exposition au feu.
Sa peau formait une galaxie meurtrie.
Elle baissa la tête un instant en pinçant les lèvres au passage du jeune homme et inspira profondément avant de relever la tête, les mèches blondes dégageant son visage, quelques cheveux venant se coller à sa peau à cause de la fine pellicule de transpiration qui naissait, réaction naturelle face à la douleur étouffée.
L'air dû passer une nouvelle fois entre ses lèvres pour qu'elle se sente capable de répondre aux questions qui auraient pu sembler enfantines, n'auraient-elles pas été posées dans une telle situation.

« Oui... Mais c'est un mal nécessaire. »
Elle baissa de nouveau la tête et ses cheveux tombèrent autour de son visage, assombrirent ses traits un instant.
« Je ne veux pas mourir. »
Et ce n'était peut-être qu'un souhait qui ne se réaliserait jamais. Parce que si son esprit tentait de rester fort, ses entrailles lui soufflaient qu'elle ne tiendrait pas si longtemps que ça. Ses entrailles qui se tordaient et criaient leur douleur, leur famine, leur soif.
Parfois, elle n'avait qu'une envie, c'était de leur amener la paix et le silence. Mais elle savait qu'elle ne le devait pas. Chaque fois qu'elle fermait les yeux, qu'elle voyait ce retroussement de lèvre dans un sourire, elle savait.
Elle ne perdait pas espoir.
Elle sentit les larmes brûler ses yeux un instant avant de sourire.
« Parfois le désir de vivre est plus brûlant que toutes les douleurs et toutes les flammes qu'ils pourraient me faire traverser, tu sais ? Ca ne compte pas combien de fois ils essaieront de me briser. C'est à peine s'ils pourront me faire plier. »
Elle releva la tête et la tourna, juste assez pour voir Liam.
« Alors en t'en fais pas, nettoie comme il faut, la douleur n'a pas d'importance. »
Elle lui sourit de nouveau et regarda en face d'elle pour laisser échapper un petit rire et un reniflement.
Peut-être qu'elle aussi perdait la tête au final.