Cela fait quatre jours, quatre jours que les cent enfants ont été envoyés sur Terre. Seuls. Et cela fait quatre jours que le sommeil de Lily est compromis, qu’elle se réveille en panique en se demandant si sa petite fille est toujours vivante. Elle n’était pas pour cette décision d’envoyer cent enfants innocents et non préparés sur cette Terre qui est peut-être hostile. Alors oui, leurs bracelets continuent d’émettre - même si certains ont arrêté de le faire - mais au moins les enfants ne sont pas tous morts en arrivant sur la planète dans ce vieux morceau de l’Arche. C’est un peu rassurant, mais juste un peu pour Lily, parce que tant que la radio ne fonctionnera pas et qu’elle n’aura pas entendu la voix de sa fille, elle continuera à se faire du souci. Elle rumine, Lily, elle rumine contre le Conseil qui a pris une telle décision et elle a du mal à comprendre qu’ils aient pu faire une chose pareille. Et la phrase lancée par un membre du Conseil – « la fin justifie les moyens » - lui revient sans cesse dans la tête lorsqu’elle y pense. Elle ne comprend pas que sa collègue ait pu être d’accord avec cette idée d’envoyer les enfants à une mort certaine, sur une planète hostile et sans doute encore irradiée. Et elle lui en veut pour avoir approuvé l’idée alors qu’elle-même avait une fille enfermée dans la skybox.

Ce matin, elle est passée par la salle de contrôle qui s’occupe de surveiller les enfants. L’homme assis devant les écrans l’a vue venir et l’a empêchée d’entrer. Et Lily a tout de suite compris pourquoi, pourquoi cet homme n’a pas voulu qu’elle entre dans la pièce pour lire que le bracelet de sa fille avait cessé d’émettre un signal. Alors une autre chose s’est brisée en elle, à nouveau, et elle est sortie de cette pièce sans rien montrer. Elle n’a jamais été très expressive Lily, elle n’a jamais hurlé sur quelqu’un pour garder son mari en vie ou pour empêcher sa fille de se faire emmener dans la skybox. Mais aujourd’hui, elle est en colère et si cela ne se voit pas forcément sur son visage, cela se ressent un peu dans ses actes.

Elle est à l’infirmerie comme tous les jours, malgré tout, malgré ce qu’elle vient d’apprendre. Mais ses gestes sont un peu plus brusques que d’habitude, si bien qu’en rangeant du matériel, un scalpel lui échappe et lui entaille légèrement la paume de la main. Alors elle soupire et passe la main dans ses cheveux pour tenter de se reprendre un peu, mais c’est peine perdue. D’autant qu’Abigail vient d’entrer dans la pièce où elle se trouve et Lily sent déjà qu’elle va lui rentrer dans le lard. Alors, assise à son bureau, elle l’interpelle. « Tu es au courant que son bracelet s’est éteint cette nuit ? » Elle ne précise pas le prénom, Abigail doit bien se douter de qui elle parle. Et peut-être qu’elle le sait déjà, si elle est passée voir ce matin.

Ce n’est pas dans ses habitudes à Lily, d’être aussi agressive avec les gens, mais aujourd’hui elle est un peu en colère et cela se ressent. Alors tant pis si elle agresse un peu Abigail, si elle ne lui parle pas sur le même ton que d’habitude, mais elle lui en veut. Elle en veut au Conseil pour avoir approuvé cette idée idiote d’envoyer des enfants sur une planète hostile, elle en veut à ceux qui ont proposé cette idée et à ceux qui l’ont approuvée. Et avec l’extinction du bracelet de Charlie, cela ne va pas aller en s’améliorant. Alors oui, elle lui demande si elle est au courant mais Lily se doute que sa collègue doit déjà savoir, parce qu’elle suit les enfants depuis qu’ils ont été envoyés sur Terre. Et Abby lui dit que oui, qu’elle vient de le voir mais n’ajoute rien de plus. Et ça agace Lily qui tique puis ouvre violemment le tiroir de son bureau pour en sortir une compresse et l’appliquer sur la coupure à sa main. Il ne lui manquait plus que cela, une coupure qui va la gêner durant plusieurs jours – vu son emplacement. Elle appuie sur sa main et s’arrache une petite grimace avant de refermer le tiroir, tout aussi violemment qu’elle l’a ouvert.

Puis elle tente de se calmer parce que ce n’est pas dans ses habitudes de s’énerver comme ça, mais Lily a l’impression que plus rien ne tourne rond sur cette Arche depuis plusieurs semaines. Depuis qu’ils ont décidé d’envoyer ces enfants à la mort, tout simplement. Et vu qu’elle sait que le Conseil a décidé cela pour les envoyer, eux, par la suite, cela ne la rassure pas plus. Parce que Lily aime sa vie sur l’Arche, elle aime contrôler les choses et savoir ce qui l’attend. La Terre c’est l’inconnu, la Terre c’est hostile et Lily ne veut pas y aller. Alors oui, quelque part au fond d’elle, une petite partie d’elle espère que si le bracelet de Charlie s’est éteint, c’est uniquement parce que sa fille est morte et qu’elle n’a pas souffert sur cette Terre. Beaucoup de bracelets se sont éteints et c’est plus rassurant pour Lily de se dire que ça a été rapide pour eux. Mais ça ne l’empêche pas d’en vouloir à Abigail. « Tout ça c’est de votre faute. Approuver cette décision c’était envoyer ces enfants à la mort. Le Conseil a fait une erreur et nous en payons le prix. » Pour une fois dans sa vie, elle admet que le Conseil a été faible et a fait une erreur. Mais le fait que le bracelet de Charlie se soit éteint la déboussole un peu. « Quand celui de ta fille s’éteindra, tu comprendras toi aussi que tout ceci n’est qu’une erreur. » Parce que celui de Clarke fonctionne toujours.

Elle désapprouve le Conseil. Pour une fois dans toute sa vie, Lily désapprouve les choix et les décisions prises par les dirigeants de l’Arche et cela lui fend le cœur de savoir qu’elle fait partie de ces gens. Quelque chose s’est brisé en elle ce jour-là, ce jour où le Chancelier a tout de même décidé d’accepter cette idée d’envoyer presque une centaine d’enfants à une mort certaine. Et aujourd’hui, les familles de ces enfants le payent. Peut-être que la seule consolation qu’ils ont, c’est qu’ils ne sont pas au courant de ce qui est arrivé à ces enfants et Lily aurait préféré ne pas savoir peut-être. Elle déteste l’idée d’être associée à cette décision du Conseil, elle déteste l’idée que sa fille puisse penser qu’elle l’a envoyée sur Terre sans rien lui dire. Qu’elle l’a envoyée sur une planète hostile et peut-être mortelle pour elle.

Et lorsque Abigail lui dit qu’ils n’avaient pas le choix, Lily lui lance un regard noir et appuie un peu plus sur la compresse. La douleur se répand dans sa main et l’empêche d’aller coller une baffe à sa collègue, parce qu’elle irait bien le faire là. Tout comme elle aurait aimé mettre son poing dans le visage de cet homme qui lui a dit que « la fin justifie les moyens » pour expliquer ce choix ignoble du Conseil. « Tant mieux si tu y crois toujours, mais ce n’est pas mon cas. La Terre ne sera jamais viable et habitable, le Conseil a envoyé ces enfants à la mort et ce n’est qu’une question de jours avant que tous leurs bracelets ne s’éteignent. » Et elle essaye de ne pas se dire qu’ils sont peut-être tous en train de mourir dans d’horribles souffrances, non visibles sur les bracelets. « Et même si ça fonctionnait, après ça, nous ferons quoi ? Sélectionner une poignée de gens pour aller les retrouver et laisser les autres mourir ici ? » Parce qu’elle sait très bien Lily que le projet qui vise à tous les envoyer sur la Terre ne sera pas réalisable pour tout le monde. Il n’y a pas suffisamment de place.

Elle n’aime pas avoir cette discussion avec Abigail, parler de cette décision que le Conseil a pris – sans l’avoir décidé à l’unanimité – et ressasser tout cela. Son esprit est encore bien trop embrouillé par tout ça pour rester calme et si elle a déjà exprimé son désaccord lors des séances au Conseil, elle continuera à le faire jusqu’à ce qu’on lui prouve que tout cela sert à quelque chose. Parce que pour l’instant, mis à part à regarder les bracelets de ces enfants s’éteindre un par un, l’expérience n’est pas vraiment concluante. Ils ignorent tout, les radios ne fonctionnent pas et à part sur les relevés captés par les bracelets, ils n’ont aucune information. Alors oui, dans la tête de Lily ce n’est pas très joyeux, ni très positif.

Et elle écoute Abigail lui dire qu’envoyer les enfants sur Terre c’était une chance de trouver une issue, de trouver une solution pour les problèmes de l’Arche. Mais peu importe ce qu’elle dira, Lily sera toujours convaincue que ce n’était pas la bonne solution d’envoyer des enfants sans rien leur dire. « Le Conseil a envoyé des enfants Abigail, la plus jeune a à peine une douzaine d’années. Pourquoi des enfants ? Pourquoi ne pas prendre des volontaires, des gens formés pour ce genre de choses, ou des gens qui souhaitaient s’y rendre ? Au lieu de tout simplement sacrifier ces enfants en raison de leurs crimes. » C’est bien ce que disait la vidéo du Chancelier, non ? Que l’Arche pouvait bien les sacrifier, eux qui n’étaient que des criminels. Mais Lily continue à croire que des gens plus aptes à comprendre et à survivre auraient dû être envoyés, à la place d’enfants avec des problèmes pour la plupart. « On ne leur a pas laissé le choix, on les a assommé pour les mettre dans cette navette sans leur expliquer la raison. Eux-mêmes ignorent ce qui arrive à l’Arche, ils ne savent peut-être pas pourquoi ils sont sur Terre. Réellement. » Et c’est peut-être cela qui énerve le plus Lily, que ces enfants croient qu’ils ont juste été envoyés pour être sacrifiés. « Crois-tu réellement que nous pourrons tous aller sur Terre. Et y vivre ? » Et Lily rit doucement, car elle n’y croit pas une seule seconde. Et qu’elle refuse d’y croire surtout, parce qu’elle ne voit pas sa vie autrement que sur l’Arche.

Outre le fait d’avoir envoyé cette centaine d’enfants à la mort en les envoyant sur Terre, Lily trouve cela injuste de ne pas leur avoir dit clairement pour quelle raison ils étaient envoyés là-bas. Ces enfants doivent penser qu’ils ont juste été éjectés d’une autre façon que celle qui est utilisée habituellement, que c’est une façon qu’à trouver l’Arche pour se débarrasser d’eux puisque ce sont juste des criminels. Pour Lily, même si elle n’approuvait pas le projet au départ, expliquer les raisons aux enfants aurait été bien moins barbare que de les envoyer comme ça. Même si elle continue de penser qu’envoyer des enfants n’était pas une bonne idée, que l’Arche aurait dû trouver des volontaires pour cette mission. Et Lily rit doucement en entendant Abigail lui répondre. « Bien sûr qu’il y aurait eu des volontaires. Rien que le professeur Pike aurait sans doute été ravi de mettre en premier son nom sur la liste, et je peux te citer d’autres personnes qui auraient été ravies de le suivre sur Terre. Je suppose aussi que la moitié des parents de cette centaine d’enfants que nous avons envoyés à la mort aurait pris leur place à bord de cette navette. » C’est aussi ce qui fait peur à Lily, que certains parents apprennent ce que sont devenus leurs enfants, voient qu’on leur a caché une telle information. « Ne l’aurais-tu pas fait pour Clarke ? N’aurais-tu pas pris sa place si cela avait été possible, si on te l’avait proposé ? » Et peut-être que elle, aurait pris la place de Charlie. Peut-être qu’elle serait passé par-dessus toutes ses peurs face à cette planète inconnue, face à tout ça. Du moins, c’est ce que toute mère aimante et censée ferait pour son enfant. Et Lily est sûre que Abigail aurait pris ce siège dans la navette à la place de Clarke.

Lily n’arrivera jamais à se dire que leur décision d’envoyer ces enfants sur Terre était la bonne, la meilleure pour le reste de leur peuple. Mais c’est trop difficile pour elle d’imaginer l’Arche les envoyer tous sur Terre et qu’ils puissent y survivre, c’est impensable même. De toute façon, la population est bien trop importante sur l’Arche actuellement pour espérer pouvoir tous descendre un jour sur Terre, alors pour Lily cette décision était inutile. Ils ont envoyé ces enfants à la mort, pour rien. Malgré ce que dit Abigail. Alors Lily la regarde, parce qu’elle a l’impression de ne plus la reconnaître après toutes ces décisions prises au Conseil. Elles se connaissent depuis longtemps et Lily ne lui a jamais rien reproché durant toutes ces années à travailler côte à côte, que ce soit à l’infirmerie ou au Conseil. Mais aujourd’hui, elle ne reconnait plus vraiment Abigail qui a voté pour envoyer ces enfants sur Terre. Pour y envoyer sa propre fille. « Alors peut-être que le conseil aurait dû chercher des volontaires, au lieu d’envoyer des enfants. » Il ne sert à rien de discuter encore avec Abigail, déjà parce que Lily est énervée et qu’elle sait très bien qu’elles ont deux avis très différents sur ce point et que la discussion continuera à rester stérile. Tant que certains bracelets seront encore actifs ou que les enfants n’auront pas donné de signe de vie autrement que par ce dispositif, aucune des deux femmes ne changera d’avis de toute façon. « J’ai des patients qui m’attendent. » Lily soupire puis se lève de sa chaise, appuyant sur la compresse qu’elle tient contre sa paume. « J’espère que le bracelet de Clarke continuera à émettre. » Même si quelque part, le fait que celui-ci s’éteigne permettra peut-être à Abigail de comprendre que le Conseil a fait une erreur.