jude & curtis « la boîte de pandore

   
Depuis quelques jours, j’ai un petit animal de compagnie. Je l’ai trouvé parmi les débris du missile. Il est petit, c’est grâce à son couinement que je l’ai remarqué. Je ne sais pas ce qu’il faisait là, je ne pense même pas avoir déjà vu quelque chose comme lui. Il est gros comme la paume de ma main, avec des petites pattes et une longue queue rose. Son petit museau qu’il promène partout est entouré de longues moustaches. Il me fascine. J’ai toujours aimé les animaux, même si je n’ai pas eu la chance d’en avoir un pour moi toute seule. Il faut dire que dans la forêt, les animaux sont sauvages et il est souvent difficile de les approcher. Je connais quelques personnes qui ont réussi à apprivoiser des chats et des chiens sauvages. Il y a aussi les chevaux qui sont utilisés comme moyen de transport. Je préfère les animaux de petite taille, ceux qu’on peut prendre dans nos bras et flatter sans relâche. C’est peut-être là que je vais chercher cette proximité qui m’a manqué tout au long de ma vie. Il n’y avait pas beaucoup d’animaux à la Nation des Glaces. Le froid diminuait les chances de survies des bêtes du sud. La végétation aussi y manquait, ce qui devait contribuer au sous-développement de la faune animale. Quoi qu’il en soit, je me retrouve maintenant avec mon petit animal et je ne sais pas trop quoi en faire. Il ne semble pas agressif, il est monté sur ma main dès que je lui ai tendu. Je ne sais pas quoi lui donner à manger ni comment le garder avec moi. Je le mets sur mon épaule et il me chatouille les oreilles. Il ne s’attend pas à ce que je lui parle. Il n’attend rien de moi, ne serait-ce qu’un peu de nourriture. C’est reposant.

Je lui ai fait un petit enclos où je le dépose la nuit. Il ne semble pas être capable de sortir, il ne semble pas essayer non plus. Je me demande s’il est déjà apprivoisé, s’il appartient à quelqu’un. Je n’ai pas entendu parler d’un des miens ayant un tel animal comme compagnon. Peut-être appartient-il à un Skaikru? J’en doute. Les animaux ne peuvent vivre dans l’espace et s’ils ont quelques connaissances sur la Terre, ça ne peut pas être aussi poussé. Non? Je le prends dans mes mains pour le nourrir de quelques noix, quand une tête surgit par l’entrée de ma tente. Je fais un bond et échappe presque la créature qui s’empêche de grimper sur mon bras. Je ne reconnais pas son visage et mon esprit est aux alertes. C’est une Skaikru. Elle semble un peu perdue, elle ne sait probablement pas où elle vient de mettre les pieds. J’essaie de rester calme, mais le rythme de mon cœur s’accélère. Même si elle ne représente pas un très grand danger, je ne peux m’empêcher de laisser mon esprit vagabonder dans les pires directions. J’essaie de me tenir droite, confiante, le petit animal maintenant perché sur mon épaule. « Qu’est-ce que tu viens faire ici? » Mon ton et dur et, je l’espère, imposant. Je dévisage presque la nouvelle venue. Elle me rappelle Jasper. Je ne veux pas m’embarquer dans une nouvelle discussion avec les gens du ciel.
(c) badwolf.
   

   
Un rat? Je ne reconnais pas ce mot. Je comprends qu’il désigne la petite bête qui se tient sur mon épaule, mais j’ai du mal à y croire. Une créature de la nature qui appartient à un Skaikru? Ces mêmes Skaikru qui étaient sur Terre depuis seulement quelques semaines? Ça n’avait pas de sens à mes yeux. Il est vrai que je n’ai pas aperçu d’animal de son genre dans la forêt ou aux alentours. Il ne semble pas sauvage, il a été si facile de l’approcher. Non, je ne veux pas y croire. Je ne veux pas céder aux demandes de cette étrangère qui s’est invitée d’elle-même dans ma tente. « Je l’ai trouvé dans les débris du missile. » Je ne sais pas ce qui me pousse à lui partager cette information. Peut-être que j’essaie de lui prouver qu’elle à tort? Qu’il aurait été plus prudent de le surveiller, de lui construire un enclos comme j’avais fait? Peut-être que j’essaie de trouver une raison de le garder sur mon épaule plutôt que de lui rendre dans ses mains. Je me sens trahie, je ne saisis pas totalement pourquoi. Parce que ma confiance qui est habituellement si difficile à avoir, je l’ai donné si facilement à ce petit animal? Parce que j’ai enfin trouvé un compagnon qui ne me demande pas de déblatérer sur moi-même à chaque instant? Parce que pendant un moment, j’ai retrouvé un peu de ce sourire qui s’affichait sur mon visage lors de ma jeunesse. Je ne saurais dire exactement et je reste figée. Je ne veux pas faire de mouvement vers elle, mais je ne veux pas attendre qu’elle s’avance vers moi. Je veux seulement qu’elle sorte de ma tente, qu’elle sorte de mon champ de vision. Qu’elle me laisse tranquille.

Je prends le petit animal dans mes mains, le rat. Il semble content d’être avec moi, mais les expressions animales sont parfois difficiles à lire. Je me déplace vers son petit enclos et le dépose dedans, lui donnant au passage les quelques noix qu’il me reste. « Il s’enfuira encore si tu ne le gardes pas entre des clôtures. » Parce qu’un animal, même apprivoisé, restait toujours un peu sauvage. Je me tiens solide, à quelques pas de Pandore, comme elle l’a appelé. C’est un drôle de nom, je ne dis rien. « Tu dois avoir un talent avec les animaux pour l’avoir apprivoisé aussi vite. Quelques jours seulement… » Parce que ce n’était pas n’importe quelle Skaikru. Elle venait de l’engin spatial qui s’était écrasé plus tard, après la navette des jeunes. Elle faisait partie des renforts, des survivants. Il n’y avait plus personne dans l’espace et on se disputait déjà la Terre. Je dois admettre que je suis curieuse, c’est ce qui m’a poussée à lui poser la question. Parce que normalement, il faut des semaines voir des mois pour apprivoiser un animal sauvage. Ce rat, ce n’était peut-être pas le plus gros ni le plus agressifs, mais il restait ce qu’il était. Un animal.
(c) badwolf.
   

   
L’inconnue, la Skaikru, vomit ses mots sur moi comme si elle était incapable de se retenir. Elle me raconte ce moment d’inattention, cet instant où son animal s’est échappé et où elle n’a pas été capable de le retenir. Elle parle vite, pressée par je ne sais quoi. Elle avait dû avoir peur, pendant un instant, de ne jamais retrouver ce petit être poilu. Et maintenant, elle devait s’impatienter de pouvoir le tenir dans ses mains, flatter sa fourrure. Non, ça, c’est ce qui me démange en ce moment. J’ai beau comprendre l’attachement qu’elle a pour la bête, j’ai beau savoir qu’elle lui appartient et que je n’ai aucun droit de la garder, j’ai envie de refuser. J’ai envie de lui dire non, de la menacer et de la forcer à retourner de là où elle vient. Ils n’ont pas assez piétiné sur nos plantes, menacé nos vies? Ils doivent prendre nos animaux aussi? Mes émotions remontent et par réflexe, j’essaie de les ignorer. Je suis ridicule et enfantine, ça ne me ressemble pas. Pourtant, je ne bouge pas et je reste debout, entre l’animal et la Skaikru. Elle ne semble pas bien effrayée par ma présence, mais son hésitation me fait croire que ce n’est pas sa première rencontre avec un des miens. Nous pouvons être plutôt brutaux et intimidants. Ma carrure n’est pas très imposante, mais mon agilité et ma rapidité rattrapent le coup. J’ai l’avantage d’être plus discrète, il m’arrive de prendre les gens par surprise. Je songe pendant un moment à la tactique que je pourrais emprunter pour la faire déguerpir, pour qu’elle n’ose plus remettre les pieds dans ma tente, comme ça, sans hésitation. Ma lance est déposée sur le mur, plus près d’elle que de moi, mais un seul pas suffirait à la saisir. Après, ce n’était qu’une question pratique, la Skaikru ne semblait pas avoir d’arme sur elle. Mais tout ça, c’est inutile, parce que même si une petite voix en moi me crie de le faire, je n’userai pas de violence pour une chose si futile. Je dois faire taire cette gamine qui semble tout vouloir pour elle, qui s’agite dans mon esprit.

Perdue dans mes pensées, j’entends à peine la phrase prononcée par la jeune femme devant moi. Il ne vient pas d’ici? Le rat? Qu’est-ce qu’elle raconte? J’ai dû mal comprendre, après tout, parce que c’est impossible. Les animaux ne pouvaient vivre dans l’espace. Ce serait trop encombrant, trop difficile à entretenir. N’est-ce pas? Après, qu’est-ce que j’en sais moi. Je ne me suis pas spécialement informée auprès des Skaikrus que j’essaie d’éviter depuis leur arrivée. Puis elle continue, stipulant que Pandore était sa création. Je dois empêcher ma bouche de s’ouvrir béatement et je crispe les mâchoires. Tout cela semble si surréel, si magique. La nature est si capricieuse, je ne comprends pas comment il est possible de la déjouer, de détourner son attention et de réussir à créer quelque chose comme ça. Sans jeter un regard de plus vers l’inconnue, je me penche vers l’animal. J’essaie de voir ce qu’il a de différent, ce qui le rend si unique. C’est difficile, car je ne suis pas habituée d’observer une telle espèce. Un rat. Est-ce que c’est quelque chose qu’elle a inventé de toutes pièces, finalement? Est-ce que ce genre d’animal existe ou a réellement existé quelque part sur la Terre? Je suis incapable de le dire et une certaine colère fait ça place dans le creux de mon ventre. J’ai l’impression de m’être fait tromper, d’être tombée dans le plus vil des pièges. Ce petit animal à qui j’ai accordé ma confiance, aussi ridicule cela puisse paraître, m’apparaissait maintenant comme un danger, un ennemi. « Je n’ai jamais vu quelque chose comme ça auparavant. » Je ne sais pas ce qui me pousse à lui parler, à dire quoi que ce soit. Je suis sous le choc et pourtant rien ne se lit dans mon visage. Les années de pratiques à la Nation de Glaces ne se sont pas perdues sur moi. J’empoigne finalement l’animal, la création… la chose et le tend à la Skaikru. Je n’ai plus aucun désir de le garder. « La technologie n’est pas suffisante pour vous, vous devez tout contrôler à tout prix. Recréer la nature. D’où tenez-vous toute cette arrogance? » La colère qui se situait au creux de mon estomac est remontée et le rouge s’affiche sur mes joues. Je ne sais pas pourquoi ça me touche de cette façon, mais mon cœur s’exprime à ma place.  

(c) badwolf.
   

   
La bête quitta rapidement les mains de Curtis vers celle de Jude, bien tendues devant elle. Elle semblait contente de retrouver son compagnon, et toute trace d’inquiétude avait quitté son visage. Curtis observa le petit animal alors qu’il se faufilait dans la capuche de la Skaikru, endroit qu’il semblait bien connaître. Il fallait se rendre à l’évidence, Pandore appartenait à Jude et Jude appartenait à Pandore. Mais plus que ça, encore, le rat était la création de Jude. Elle l’avait fabriqué de toutes pièces, par un processus que Curtis n’arrivait pas à comprendre. Là-haut, dans l’espace, outre les humains, il n’y avait pas de vie. Il n’y avait pas d’animaux. Est-ce que le petit être était fait de métal, d’acier, sous sa douce fourrure? Il semblait pourtant si réel, si naturel… L’arrivée de ces gens du ciel n’avait pas fini de troubler Curtis et c’était un exemple parmi tant d’autres. Alors qu’elle avait fini par s’ouvrir peu à peu à Jasper, elle sentait qu’elle se refermait plus que jamais devant la scientifique qui la regardait maintenant d’un air des plus sérieux. Elles ne partageaient définitivement pas le même avis sur la question et Jude voulait faire entendre son point de vue. Elle parla d’espoir, de destruction de création. Des mots que Curtis n’entendait pas souvent et qui ne faisaient pas d’entaille dans sa manière de voir les choses. « Nous nous sommes déjà donné le droit de détruire la vie sur Terre et maintenant on doit penser que c’est à nous de la recréer? ». Parce que c’était bien la race humaine, avec ses bombes nucléaires et ses missiles qui avaient éradiqué la Terre. C’était de leur faute s’ils avaient été enfermés dans cette boîte de métal pendant des années, s’ils n’avaient pu connaître la sensation de l’air sur leur visage avant aujourd’hui. « Parce qu’on n’est simplement pas capable d’accepter nos erreurs? »

Curtis et Jude, même si elles avaient l’air de provenir de différentes espèces, partageaient les mêmes ancêtres. La seule différence, c’est les années qui avaient suivi les bombes nucléaires. Certains avaient survécu, s’étaient développés. D’autres avaient préféré fuir très loin, hors de la Terre. Et ceux qui restaient s’étaient réfugiés dans une montagne, isolée, inaccessible. Ils étaient tous responsable, d’une manière ou d’une autre, et elle ne pouvait concevoir qu’ils puissent se permettre de jouer de nouveau avec ce qui leur avait échappé auparavant. Pandore était peut-être mignon, agile et utile, mais qui sait ce qui pouvait arriver par la suite? Peut-être Jude avait-elle eu de la chance, peut-être qu’elle avait réussi à créer quelque chose de potentiellement inoffensif, mais comment être certain que ça allait s’arrêter là? Que les prochains essaient, parce qu’il y allait clairement en avoir d’autre, ne serait pas la perte de l’humanité, encore une fois? Curtis ne comprenait pas comment une telle chose était possible et elle ne faisait pas confiance aux Skaikrus pour le comprendre complètement non plus. « La nature est si changeante, elle s’adapte, elle revit à sa manière. Elle n’a pas besoin de toi pour survivre. » Ça ne répondait peut-être pas directement à la question de Jude, mais elle pensait lui faire comprendre son point de vue.
 

(c) badwolf.
   

   
Curtis se tenait bien droite, presque imposante face à la scientifique, qui était tout de même un peu plus grande qu’elle. Elle n’arrivait pas à comprendre ce qui pouvait bien la motiver à fabriquer une telle chose, à vouloir recréer ce qui existait déjà. C’était un débat qu’il était difficile d’avoir, parce que les points de vue et les expériences des deux parties différaient aux extrêmes. Curtis avait grandi dans la nature, entourée de plante, d’arbres, d’animaux. Elle avait pu sentir la terre sur ses pieds et la pluie sur son visage. Pour la Skaikru, pourtant, c’était toute autre chose. Le métal, l’acier, l’électronique et les outils, c’était ça la faune de l’Arche. Jude tentait de lui expliquer tout ça, déversant ses mots sur elle, sans s’arrêter pour reprendre son souffle. C’était un vrai moulin à parole, contrairement à Curtis qui se contentait souvent du strict minimum. Elle n’avait pas à s’expliquer, pas à se justifier. Elle ne voyait donc pas l’obligation d’ajouter à ses déclarations. Elle arrivait tout de même à apprécier l’effort que mettait son interlocutrice à communiquer, et ce, de façon plutôt intelligente. Curtis n’était pas du genre à raffoler des conversations sans but qui cherchaient à parler seulement pour parler. Là, au moins, il y avait un sens à leurs paroles. Il y avait un but, celui de se comprendre mutuellement. Elles n’avaient peut-être pas atteint l’objectif, mais Curtis commençait à voir où Jude voulait en venir. Elle ne pouvait pas faire la sourde oreille et ignorer la situation dans laquelle les Skaikrus avaient été placés, mais elle ne pouvait pas non plus empêcher la nausée qui s’installait en elle alors qu’elle songeait à Pandore. Quelques mois auparavant, elle n’avait même pas idée que des gens puissent vivre dans le ciel. Maintenant, on la présentait avec un être qui semblait complètement normal, mais qui était tout sauf naturel. « Et maintenant? Maintenant que tu es sur Terre, vas-tu créer d’autres animaux mécaniques? » Curtis ne pouvait pas argumenter sur les choses qui s’étaient produites sur l’Arche. Elle ne pouvait pas oublier ou effacer l’existence de Pandore et tout ce qui lui restait comme option, c’était de l’accepter du mieux qu’elle s’en sentait capable. Mais là, c’était différent. Jude ne pouvait plus se rabattre sur l’Arche pour expliquer ses motifs, si motifs il y avait encore.

La Skaikru reprit la parole, haussant les épaules. Elle toucha, sans le savoir, une corde sensible chez Curtis, qui ne pouvait pas la contredire. Toute sa vie, elle avait exécuté les commandements de son chef, du commandeur. À la Nation des Glaces, elle avait tout fait pour éviter les faux pas, pour suivre les ordres et être une guerrière modèle. Avec Lexa, c’était un peu différent. Elle ne lui obéissait pas seulement parce qu’elle était Heda, mais aussi parce qu’elle avait une confiance inébranlable en elle. Il lui arrivait parfois d’avoir des doutes, l’alliance avec les Skaikrus en était un bel exemple. Pourtant, elle n’oserait jamais remettre en question les décisions de Lexa. Décidément, Curtis avait du mal à défendre son point. Les arguments de Jude étaient plus forts que les siens et même s’ils ne suffisaient pas tout à fait à la faire changer d’avis sur la question, elle ne pouvait rétorquer. Ou du moins, elle ne pouvait pas complètement défaire ce que Jude lui disait. « La hiérarchie de votre peuple est chaotique. Les dirigeants changent d’un jour à l’autre. Comment savoir que les décisions prises sont les bonnes? » C’est ce qui intriguait Curtis depuis que les gens du ciel avaient atterri sur Terre. Le fait qu’ils soient si dispersés, si peu organisés. Comment avaient-ils fait, là-haut, pendant toutes ces années? Si les conversations qu’elle avait eues avec les Skaikrus jusqu’à maintenant n’avaient pas abouti à grand-chose, elle espérait que Jude soit capable de lui expliquer plus de choses. Malgré son côté excentrique et volubile, elle arrivait à toucher Curtis d’une manière qui l’intriguait.

(c) badwolf.