LINCOLN • Don't be affraid of the Dark

La pluie battait fermement la terre désormais devenue boue sous ses assauts incessants, le vent sifflait de son souffle inquiétant, s’alliant aux nuages gris pour chasser les dernières traces d’un soleil resplendissant. Et pourtant, des silhouettes continuaient de danser sous ce torrent, leurs cris résonnant à travers les arbres courbés de la forêt. Les lames s’entrechoquaient dans une rencontre abstraite, ce ballet était si vif que des étincelles jaillissaient, mais elles étaient rapidement noyées par cette eau peu clémente. Et parmi tous ces guerriers se trouvaient un jeune apprenti, ses doigts entouraient mollement son épée alors que son regard semblait envoûté par ce ciel tourmenté. On aurait pu croire que pareille personne ne pouvait se laisser déconcentrer de la sorte, et pourtant… Un coup l’atteignit en pleine mâchoire, le faisant lourdement tomber face contre terre. Sa bouche rencontra le goût terreux du sol et ses doigts se crispèrent contre cet appui maladroit. Une main le saisit par le col de sa tenue et le redressa sans le moindre effort. « Lincoln ! Cesses de rêvasser et vas te battre ! » Il rencontre le regard sévère d’Indra qui l’envoya de nouveau sur le terrain.

Lincoln était sagement installé contre le mur d’une bâtisse de fortune. Son visage ne laissait rien paraître, donnant une image sévère de cet adolescent aux pensées encore trop poétiques. Son regard ne cessait de suivre la danse mortelle d’une des guerrières de son clan. Malgré sa réticence à employer la force comme seul et unique moyen de combattre, il ne pouvait s’empêcher de trouver cet art fascinant. Ses doigts vinrent se glisser dans sa poche, extirpant un bout de papier jauni et un vieux crayon abîmé. Son attention s’envola de droite à gauche avant qu’il ne se mette à immortaliser cette danse des plus audacieuses. Chaque mouvement était retranscrit et son front se plissait sous cette concentration qui le coupait du reste du monde. A tel point qu’il ne sentit pas la main du maître d’armes s’abattre sur son épaule. Il leva les yeux vers l’autoritaire Indra et se redressa d’un bond. « Tu perds encore ton temps à dessiner ? Vas plutôt aider tes camarades. La chasse a été bonne. »

La forêt n’avait plus de secrets pour lui, il connaissait chaque son, chaque bruit. Il était familier à cet environnement et ne craignait plus les créatures qui se risquaient à l’approcher. Ainsi était son quotidien d’éclaireur. Un jour, Lincoln avait fait la bêtise de se perdre dans les bois alors que ce brouillard acide traçait sa route entre les arbres. Heureusement pour lui, il avait su se faufiler dans une grotte naturellement dissimulée. Depuis, cette cavité rocheuse lui servait de refuge et d’atelier lorsque les membres de son clan avaient le dos tourné.

Ses pas se faisaient rapides contre les feuilles mortes qui craquaient sous la semelle lourde de ses bottes. Son cœur était dans un tel état de panique que ses battements peinaient à suivre le rythme effréné qui était désormais imposé. Ses poumons se gonflaient d’un air brûlant qui lui arrachait la gorge. Il avait besoin de se reposer, mais s’il avait le malheur de se freiner dans sa course, sa douleur serait bien plus cruelle. Pourquoi avait-il fallu qu’il se montre aussi courageux ? Pourquoi n’avait-il pas laissé cet individu à son triste sort ? Une partie de lui regrettait amèrement ce choix alors qu’une autre continuait d’appuyer sur le fait que le monde avait besoin de changer. Les branches fouettaient ses bras, mais il continuait de progresser dans sa fuite. Les gens de son village ne pouvaient se montrer aussi futés que lui. Un bref regard par-dessus son épaule lui confirma ses dires. Dans un bond, il sauta par-dessus un tronc échoué sur le sol et se réfugia dans cette fameuse grotte. Son dos heurta durement le mur et ses jambes cédèrent sous son poids. Banni. Il avait été banni.

L’éclaireur s’approcha doucement de cette silhouette évanouie sur le sol. Son curieux regard se posait sur ce visage inconscient. La peur et la surprise créaient un nouveau sentiment d’adrénaline qui le forçait à aller plus loin. Ses pas se firent plus proches et il finit par se pencher vers la silhouette de la jeune fille. Jamais il n’avait vu pareils vêtements, pareille beauté. Ses sourcils se froncèrent et il se redressa pour guetter les alentours, les sens aux aguets. Son bon sens l’obligea à ne pas laisser cette inconnue seule dans les bois. Sa générosité allait finir par le perdre, c’était ce qu’Indra lui beuglait jour et nuit, mais Lincoln ne pouvait se permettre pareil égoïsme. Mal lui en prit.

Attaché dans cette boîte de métal aux étranges grincements, Lincoln luttait difficilement contre la douleur qui parcourait sournoisement son corps fatigué. Il avait perdu la notion de temps, son esprit embrouillé ne pouvait se remettre face à une torture inconnue comme celle-ci. Pourtant, il continuait d’analyser, d’écouter comme on lui avait toujours appris à le faire. Il refusait l’aide de quiconque sauf de cette fille qu’il avait sauvé dans les bois. Son cœur lui jurait qu’elle était de bonne confiance et jamais il ne l’avait trahi. Ce fut cette nuit-là qu’il réussit à s’échapper de ce camp de fortune pour rejoindre son refuge. Aucune envie de vengeance ne parcourait son esprit lors de cette fuite, au contraire, une toute autre pensée germait dans son crâne.

Octavia. Octavia était blessée, elle avait cruellement besoin de lui et le voilà impuissant. Cette pensée le rendait fou à en mourir. Celle qui avait pris possession de son cœur était en train de dépérir face à lui et le voilà les mains vides, incapable de faire quoi que ce soit pour apaiser les choses. Il ne pouvait rester ainsi sans rien faire, il devait agir et au plus vite. Une solution lui apparut, mais il risquait gros et les chances de réussite étaient minimales. Mais son cœur lui criait de le faire, de tenter la chose, Octavia le méritait amplement. Ce fut donc avec détermination qu’il traversa les bois pour rejoindre le village qui avait été autrefois les siens. Sur son chemin, l’atmosphère semblait peser lourdement sur ses épaules, un corbeau allant jusqu’à perverti l’air de son chant, de quoi glacer le sang de l’éclaireur. Une fois à destination, Lincoln parvint à obtenir ce qu’il voulait au prix de nombreux sacrifices.

Tuer. Ce mot résonnait en boucle dans son esprit. Ses mouvements n’étaient pas les siens et pourtant il progressait dans ces lieux, inconscient de ce qu’il se tramait autour de lui. Cette drogue, il en voulait plus, il en cherchait et si une quelconque personne osait se mettre en travers de son chemin, il n’hésiterait pas à l’étriper. Cette pulsion est plus forte que tout, l’être humain qu’il avait été autrefois n’était plus qu’un misérable souvenir dans un coin de son esprit. Et même la vision de celle qu’il aimait ne pouvait le ramener à la raison. Il vivait pour ça, tuer. Sa course était folle, maladroite, sauvage. Les cris ricochaient contre les murs alors qu’elle progressait, gagnant du terrain. Ses veines pulsaient contre son cou, son cœur tambourinait contre sa poitrine dans un rythme effrayant. Tuer. Tuer. Tuer. Tuer.

Délivrance. Culpabilité. Un goût amer contre le palais et des tourments pour hanter le moindre de ses songes. Lincoln était libéré de ce monstre qui l’avait habité bien trop longtemps, et pourtant le mal séjournait toujours en lui. Parfois, il pouvait encore ressentir son appel au loin, mais sa raison était bien plus résistante qu’à l’ordinaire et toute pulsion était repoussée d’un sauvage coup de bouclier. Il ne céderait plus à cette tentation. Plus jamais. Libre de nouveau, il ne ferait plus la même erreur. Pour racheter ses fautes, le voilà près à foncer tête baissée pour sauver les membres de sa tribu coincés dans cette montagne du démon. Il pouvait entendre les cris de ses confrères, les bruits des armes tirées de leur fourreau. Ses propres doigts se refermèrent sur le manche de sa hanche. Il était prêt.

Les deux mains fermement posées contre son torse ne l’aidaient en rien à rester calme. On criait à travers le camp, les ordres jaillissaient d’un coin à l’autre dans des phrases brèves. Les bruits de pas qui martelaient le sol ne faisaient que résonner à ses oreilles bourdonnantes. Son regard refusait catégoriquement de discuter avec celui de la personne qui le maintenait là. Il se refusait à rester inactif devant pareil carnage, il se devait de les aider ! C’était son devoir de se battre pour la coalition ! Il ne pouvait faire autrement. « Je dois y aller. Ils ont besoin de moi, tu dois l’accepter. » Ses doigts entourèrent doucement les poignets et avec une force qui se voulait tranquille, il détacha cette barrière de son corps. Il ignorait le cri que lui interdisait de faire cette erreur, il n’écoutait que ce que lui disait son cœur. Se battre pour cette vision qu’il avait du monde, pour ce futur qu’il chérissait temps.

Le convoi était lent. Le vent soufflait paisiblement dans les branches, la pluie se faisait taquine contre les joues sales des guerriers. On n’entendait seulement le chant paresseux des oiseaux les plus courageux de ces bois. Certaines silhouettes courbées par la fatigue et les blessures peinaient à garder le rythme de la troupe, mais ils n’abandonnaient pas leurs efforts. Et parmi eux se trouvait Lincoln, une main pressée contre son flanc blessée par la lame d’un adversaire qui s’était battu jusqu’à son dernier souffle de vie, il avançait. Son regard était accroché à une chevelure, à cette silhouette qu’il souhaitait à tout prix rejoindre. Mais il était au bout de ses forces. Et pourtant, à travers cette fine pluie, on pouvait distinguer un sourire s’étirer sur ses lèvres gercées par le froid et la soif. Il s’était battu pour ses convictions, il avait lutté jusqu’au bout. Il était vainqueur.